Une fin dannée est
propice aux bilans. Nous présentons ici la synthèse récemment
mise au point sur les droits de lhomme en Amérique centrale.
Cette région a connu ces dernières années des bouleversements
considérables : fin de guérillas, retour de réfugiés,
démocratisation politique progressive, développement de la
corruption et de la délinquance, politiques de réajustement,
dérégulation sauvage, vague de privatisations, etc. Tous ces
éléments incitent à faire une nouvelle évaluation
en matière des droits de lhomme. Texte recouvrant la période
des huit premiers mois de 1995, rédigé par la Commission pour
la défense des droits de lhomme en Amérique centrale
(CODEHUCA), San José, Costa Rica..
De janvier à août 1995, on détecte une simultanéité entre phénomènes, événements et situations de caractère régional, de façon cependant plus marquée dans certains pays que dans dautres. Trois aspects se détachent, comme étant les plus remarquables :
- Linsécurité urbaine et la violence civile,
- La corruption et limpossibilité politique de gouverner,
- Lémergence dune réponse sociale face aux ajustements.
Insécurité urbaine et recrudescence de la violence
La violence civile ou violence sociale semble être le phénomène régional le plus angoissant et qui menace de devenir la plaie sociale la plus corrosive et la plus génératrice de chaos pour les sociétés centraméricaines. La violence civile accompagnée de faits persistants de violence politique fait de linsécurité urbaine un problème qui affecte tous les citoyens, les secteurs, les couches sociales et les appareils du pouvoir dÉtat.
La diversité de plus en plus étendue des expressions de la violence civile nest pas nouvelle. Mise à part la délinquance commune, apparaissent avec force au début de cette décennie, spécialement au Nicaragua, au Salvador, au Guate-mala et surtout au Honduras, ces séquelles incontrôlables de la désintégration sociale que sont lappauvrissement accéléré et lexclusion sociale. La vague de violence sociale, en termes de crime organisé et dusage des armes, présente également au Costa Rica et au Panama, achève le tableau du paysage régional.
Ce qui est nouveau en 1995, ce nest pas le phénomène en soi, mais :
a) son extension sociale ;
b) les nouveaux protagonistes qui agissent avec des mobiles sociaux et politiques rénovés comme la réapparition des escadrons de la mort et poursuivent des buts de nettoyage social (La Sombra Negra : lOmbre Noire en El Salvador, La Mosca : La Mouche au Honduras et des indices de groupes similaires au Nicaragua), face à des bandes comme les maras, voleurs et toxicomanes ;
c) la réponse sociale dautodéfense ;
d) le recours aux forces militaires combinées avec les forces de police comme réponse gouvernementale.
Laction de ces bandes, gangs et escadrons rend de moins en moins perceptibles les frontières entre le crime de droit commun et le crime politique.
Dans tous les pays, les bandes de délinquants et les réseaux de criminels liés au narcotrafic apparaissent souvent en relation avec des fonctionnaires, politiques, militaires et membres des corps de sécurité. En El Salvador et au Honduras, sont en outre dénoncés les liens entre les agents officiels et les nouveaux escadrons de nettoyage social. Lextension et laggravation du crime organisé semblent être en train de modifier des règles de comportement et daltérer le vécu quotidien et social dans les sociétés les plus touchées. Au Guatemala et en El Salvador, les bandes agissent de façon organisée par zones, et dans ce dernier pays, les faits délictueux sont attribués à plus de 10 000 membres de bandes de jeunes.
Outre la pauvreté et le chômage, les milliers darmes qui sont aux mains des civils influent sur la croissance de la criminalité. Par exemple, en El Salvador, après la guerre, il resta plus de trois cent mille armes aux mains des civils et des ex-militaires. Au Honduras (daprès la revue Panorama Centromericano : Reporte politico n° 103, avril 1995), on estime à environ deux millions le nombre darmes qui circulent hors de tout contrôle, et au Guatemala, on fait état denviron 250 mille armes. En ce qui concerne le Nicaragua, on ne dispose daucune donnée précise ; cependant on sait que circulent des dizaines de milliers darmes.
Dans tous les pays, la délinquance et le crime organisé accablent la population civile. Cest ce que les citoyens dEl Salvador perçoivent pour leur pays comme le problème principal et générateur de nouvelles pathologies de la peur. Outre que cela stimule la persistance de limpunité politique des appareils dÉtat, on est en train de cultiver de la même façon une sorte dimpunité sociale et de nouvelles réactions de violence sociale défensive. A partir des liens existant entre des bandes et des formes de défense du citoyen encouragées par le gouvernement, de nouvelles modalités de contrôle social voient le jour. Le Guatemala apparaît comme le cas typique de lémergence dune autodéfense sociale. Au premier semestre 1995, sétaient formés, en tant que Patrouilles urbaines dautodéfense civile, 701 groupes dhabitants de quartier à lintérieur du programme Gardiens du voisinage, coordonnés par 22 compagnies de sécurité privées.
Étant incontrôlables, la criminalité et la violence sociale justifient dangereusement le renouvellement du rôle des forces armées et des polices privées. En conséquence, surgissent des préoccupations logiques quant à la mise en vigueur des processus de démilitarisation et lavènement de nouvelles formes de remilitarisation sociale.
Curieusement, au cours du mois de mars de cette année, trois pays lancèrent conjointement des plans de lutte contre la délinquance et le crime organisé avec le concours des forces militaires. Au Guatemala, le Président Ramiro de León Carpio annonça le 19 mars, la création dun Commando antiséquestration avec la Police nationale et le service de renseignement de lArmée ; et le 27, a été constitué un contingent de 500 effectifs avec la participation de la Police nationale, la Police militaire itinérante et la Garde des biens pour la zone urbaine. Le 13 mars, en El Salvador, a été lancé le Plan gardien conjoint qui compte 12 000 membres avec la participation des forces armées et de la police nationale civile. Parallèlement au Honduras, a commencé le 18 mars le Plan sentinelle 95 avec un effectif de 4 800 membres de la police, et des forces armées aérienne et navale.
Corruption et
impossibilité de gouverner
La corruption de fonctionnaires, dorganes et dinstitutions de lÉtat, incrustée dans tous les appareils du gouvernement et lessituations nouvelles qui rendent ingouvernables au moins trois pays sont en train daffaiblir les fragiles États de droit et daugmenter le manque de confiance dans les institutions et les systèmes politiques.
La corruption évidente et scandaleuse des fonctionnaires de tous les organes du pouvoir de lÉtat, des institutions, des partis politiques et des corps de sécurité est présente dans toute la région et attirent lattention de lopinion publique. Mais cest en El Salvador et au Honduras seulement, quau cours de ces derniers mois, les citoyens perçoivent la corruption comme un problème qui les concerne.
Ce qui est nouveau, ce sont les demandes de jugements contre les responsables pour danciens faits de corruption. Le Costa Rica et le Honduras sont les pays qui ont le plus de poids dans ce type dactions gouvernementales. Curieusement, en dépit de la mise en accusation des responsables de la faillite de la Banque Anglo-Costaricienne (Banco Anglo-Costari-cense), lors denquêtes récentes, lAssemblée législative recueille 32% dopinions défavorables et le pouvoir judiciaire à peine 2% dopinions positives. De son côté, le Honduras se distingue pour sa combativité dans la lutte contre la corruption, depuis la réactivation, en mai dernier, de la Commission présidentielle de prévention et de lutte contre la corruption. Ce même mois, le Centre de documentation du Honduras (CEDOH) réalisa ses premiers travaux de recherche scientifique sur la corruption. Ceux-ci révèlent que le gouvernement de Leonardo Callejas est le plus corrompu. Jusquau mois de juillet, on avait jugé ou incarcéré des dizaines de petits fonctionnaires, de hauts fonctionnaires et dex-fonctionnaires, de maires etc., impliqués dans des fraudes, malversations et détournements de fonds.
A ce qui précède sajoute la condamnation judiciaire en juillet dernier du colonel Angel Castillo Maradiaga pour lassassinat de Ricci Mabel en 1991 et laccusation formelle portée contre dix militaires pour violations des droits de lhomme en 1982 par le procureur spécial des droits de lhomme du ministère public du Honduras, ce qui a créé un précédent dans la région, notamment dans la lutte contre limpunité.
Limpossibilité de gouverner, entendue comme incapacité des principaux organes du pouvoir de lÉtat (exécutif, législatif, judiciaire) et dautres organes comme le Tribunal électoral, le Conseil constitutionnel, etc., de générer des consensus intergouvernementaux et de diriger le pays selon une cohérence institutionnelle fondamentale, apparaît brusquement au cours du premier semestre 1995 comme lexpression dune grave crise politique au Nicaragua et au Costa Rica tandis quelle est réactivée comme phénomène persistant au Guatemala.
Les nouveaux scénarios dingouvernabilité en Amérique centrale ont des effets pernicieux sur la reconstitution des États de droit et leur fragilité, sur ladaptation institutionnelle aux nouvelles situations et exigences sociales, sur la légitimité et la crédibilité des systèmes politiques et sur la qualité morale des secteurs du pouvoir de lÉtat pour protéger et garantir lapplication des droits de lhomme, et particulièrement les droits civils et politiques spécialement concernés par limpunité. (...)
Explosion sociale : le miroir brisé du réajustement
Les événements les plus récents montrent que la société civile a tendance à répondre de façon explosive et immédiate, surtout dans le secteur syndical public et privé, aux nouvelles mesures de réajustement. Cette fois, cest le Costa Rica et le Panama qui se distinguent, ces deux sociétés se trouvant entraînées dans des situations de conflit social régional.
La nouvelle phase de privatisation dentreprises publiques de service et les mesures concernant les acquis sociaux menacent daffaiblir les conquêtes historiques des travailleurs et daugmenter le nombre des chômeurs. En ce qui concerne lÉtat, les décisions politiques, les mesures et la création dinstances spéciales pour lapplication de cette phase de réajustement et de privatisation, eurent lieu entre décembre 1994 et le premier semestre 1995. (...)
Politique de réajustement et réaction sociale sont simultanées : cest peut-être un des aspects les plus significatifs de la conjoncture actuelle. Des situations de type structurel provoquent des réactions au sein de situations déterminées qui explosent dans un seul secteur.
La conscience de la société civile centraméricaine passe de la critique, du désaccord et du mécontentement passif du début de cette décennie à la mobilisation sociale.
Autres expressions de la conjoncture actuelle
Du point de vue structurel, nous nous trouvons face à une région économiquement déprimée. A lexception d El Salvador, on détecte une vague de récession économique du Guatemala jusquau Panama. Daprès les enquêtes, lapathie à légard des gouvernements a son origine dans la difficile situation économique.
Des sondages dopinion réalisés par lentreprise Borge et Associés pendant le premier semestre 1995 révèlent que pour 88% des habitants du Nicaragua par exemple, et pour 72% de ceux du Honduras, le problème le plus grave ou le plus important est la situation économique, tandis que pour 45% des Costariciens, cest la politique économique du gouvernement qui est mauvaise. Ce qui frappe à ce sujet cest que les divers acteurs sociaux consultés au Guatemala, au Honduras, en El Salvador et au Nicaragua se rejoignent pour identifier comme détonateurs au moins deux situations structurelles : le haut niveau du chômage et laggravation de la pauvreté dans chacun de ces pays.
Tendances politiques. De nouveau, les données des sondages dopinion citées plus haut révèlent à partir du Guatemala et du Nicaragua, la belligérance incontestable des partis de droite qui pourraient annoncer une radicalisation à droite du pouvoir politique dans la région ; ce qui pourrait signifier une relative stabilité politique étant donné lexpérience de lARENA1 en El Salvador. Au cours du premier semestre, des hommes politiques de cette tendance paraissent confortés par les sondages dopinion. Au Nicaragua, cest le cas pour 43% dintentions de vote. Au Guatemala, deux mois avant les élections présidentielles, cette tendance politique est confortée par des pourcentages qui oscillent entre 55 et 60%.
On remarque cependant que la démocratie formelle et les processus électoraux sont nettement insuffisants pour sortir des crises économiques et politiques au Guatemala, au Honduras, en El Salvador et au Nicaragua.
Par ailleurs, avec des expressions politiques de gauche comme le Front Démocratique Nouveau Guatemala, les trois pays les plus secoués par des guerres internes entrent dans le jeu politique électoral dans les cadres du système. Il sinstaure une nette tendance à la légitimité et à la légalité de la gauche qui homogénéise la pluralité politique et idéologique dans toute la région.
Dans ce cas, se consolident aussi bien les divisions que les expressions politiques partisanes de lex-FMLN2 en El Salvador et de lex-FSLN3 au Nicaragua. En conséquence, la polarisation idéologique extrême sachemine, à toute vitesse, vers la perte de sens et de points de repère et une réadéquation des alliances et des tactiques politiques simpose comme la condition pour accéder au pouvoir et étayer les processus de démocratisation.
Synthèse et signification de la conjoncture
* Tout semble indiquer que lAmérique centrale tend à sunir de façon contradictoire par la conjonction de deux pôles : lun dintégration et lautre de désintégration. Le premier est impulsé fondamentalement par des groupes de pouvoir politique et par ceux qui contrôlent le marché ; tandis que le second est animé par la base et se présente comme une réaction à caractère social.
* Les processus sociopolitiques et la démocratisation traînent avec eux le poids de gouvernements discrédités, illégitimes, incapables dassurer un contrôle social et de gouverner.
* Dans au moins quatre pays centraméricains on note, dans tous les cas, une perte de confiance de la population dans les institutions et les partis.
* A partir de la violence civile et de linsécurité, les citoyens réclament des États le respect des droits de lhomme, socialement menacés et ils commencent à avoir recours aux forces armées et même à des groupes paramilitaires (comme La Sombra Negra, en El Salvador), afin de se sentir en sécurité face à la délinquance et à la criminalité quotidienne. La preuve en est que les escadrons de nettoyage social essaient de passer du contrôle politique des années 80 au contrôle social des années 90.
Défis pour le mouvement des droits de lhomme
La réalité semble montrer peu à peu un changement qui couvait depuis plusieurs années avec une augmentation des points de repère pour la défense des droits de lhomme et la prévention de nouvelles violences.
Lincursion des droits de lhomme dans le domaine du privé à travers la lutte contre la violence domestique tend à sélargir avec la requête des citoyens pour une protection de leurs droits face à certaines formes de violence civile. Il sera important danalyser de possibles et nouveaux déplacements de protection et de défense des droits dans le domaine privé en termes de responsables et de victimes.
Les tendances dautodéfense civile des citoyens entraînent le risque de légitimer de nouvelles formes de cette violence, délimitant ainsi un champ daction civile juste et un autre qui soit punissable. On remarque en outre la nécessité de réponses adéquates à partir de la perspective des droits de lhomme face à lintervention justifiée des forces armées et une acceptation sociale implicite des groupes paramilitaires défenseurs de la sécurité du citoyen. Les deux tendances peuvent inciter à une remilitarisation des sociétés centraméricaines et renforcer de façon destructrice et envahissante un autoritarisme cautionné par le corps social.
Les réalités sociales et économiques sont au coeur de la défense des droits de lhomme, mais elles doivent en appeler à des droits déterminés pour être intégralement reliées aux droits civils et politiques. De même, il est nécessaire que le travail soit accompli avec les acteurs anciens et nouveaux.
1 - Alliance républicaine nationaliste, parti dextrême droite dont est issu le Président actuel Armando Calderón Sol (NdT).
2- Front Farabundo Martí de libération nationale (NdT).
3 - Front sandiniste de libération nationale (NdT).
Traduction DIAL. En cas de reproduction, mentionner la source DIAL.