DIAL D 2040 du 16-31 décembre 1995
Mots-clés : Droits de l'homme, crise sociale, parti politique, délinquance, corruption, récession, chômage, violence, crime, escadron de la mort, paramilitaire.
BILAN SUR LES DROITS DE L'HOMME EN AMÉRIQUE CENTRALE

Une fin d’année est propice aux bilans. Nous présentons ici la synthèse récemment mise au point sur les droits de l’homme en Amérique centrale. Cette région a connu ces dernières années des bouleversements considérables : fin de guérillas, retour de réfugiés, démocratisation politique progressive, développement de la corruption et de la délinquance, politiques de réajustement, dérégulation sauvage, vague de privatisations, etc. Tous ces éléments incitent à faire une nouvelle évaluation en matière des droits de l’homme. Texte recouvrant la période des huit premiers mois de 1995, rédigé par la Commission pour la défense des droits de l’homme en Amérique centrale (CODEHUCA), San José, Costa Rica..

De janvier à août 1995, on détecte une simultanéité entre phénomènes, événements et situations de caractère régional, de façon cependant plus marquée dans certains pays que dans d’autres. Trois aspects se détachent, comme étant les plus remarquables :
- L’insécurité urbaine et la violence civile,
- La corruption et l’impossibilité politique de gouverner,
- L’émergence d’une réponse sociale face aux ajustements.

Insécurité urbaine et recrudescence de la violence
La violence civile ou violence sociale semble être le phénomène régional le plus angoissant et qui menace de devenir la plaie sociale la plus corrosive et la plus génératrice de chaos pour les sociétés centraméricaines. La violence civile accompagnée de faits persistants de violence politique fait de l’insécurité urbaine un problème qui affecte tous les citoyens, les secteurs, les couches sociales et les appareils du pouvoir d’État.
La diversité de plus en plus étendue des expressions de la violence civile n’est pas nouvelle. Mise à part la délinquance commune, apparaissent avec force au début de cette décennie, spécialement au Nicaragua, au Salvador, au Guate-mala et surtout au Honduras, ces séquelles incontrôlables de la désintégration sociale que sont l’appauvrissement accéléré et l’exclusion sociale. La vague de violence sociale, en termes de crime organisé et d’usage des armes, présente également au Costa Rica et au Panama, achève le tableau du paysage régional.
Ce qui est nouveau en 1995, ce n’est pas le phénomène en soi, mais :
a) son extension sociale ;
b) les nouveaux protagonistes qui agissent avec des mobiles sociaux et politiques rénovés comme la réapparition des “escadrons de la mort” et poursuivent des buts de “nettoyage social” (“La Sombra Negra” : l’Ombre Noire en El Salvador, “La Mosca” : La Mouche au Honduras et des indices de groupes similaires au Nicaragua), face à des bandes comme les “maras”, voleurs et toxicomanes ;
c) la réponse sociale d’autodéfense ;
d) le recours aux forces militaires combinées avec les forces de police comme réponse gouvernementale.
L’action de ces bandes, gangs et escadrons rend de moins en moins perceptibles les frontières entre le crime de droit commun et le crime politique.
Dans tous les pays, les bandes de délinquants et les réseaux de criminels liés au narcotrafic apparaissent souvent en relation avec des fonctionnaires, politiques, militaires et membres des corps de sécurité. En El Salvador et au Honduras, sont en outre dénoncés les liens entre les agents officiels et les nouveaux escadrons de “nettoyage social”. L’extension et l’aggravation du crime organisé semblent être en train de modifier des règles de comportement et d’altérer le vécu quotidien et social dans les sociétés les plus touchées. Au Guatemala et en El Salvador, les bandes agissent de façon organisée par zones, et dans ce dernier pays, les faits délictueux sont attribués à plus de 10 000 membres de bandes de jeunes.
Outre la pauvreté et le chômage, les milliers d’armes qui sont aux mains des civils influent sur la croissance de la criminalité. Par exemple, en El Salvador, après la guerre, il resta plus de trois cent mille armes aux mains des civils et des ex-militaires. Au Honduras (d’après la revue Panorama Centromericano : Reporte politico n° 103, avril 1995), on estime à environ deux millions le nombre d’armes qui circulent hors de tout contrôle, et au Guatemala, on fait état d’environ 250 mille armes. En ce qui concerne le Nicaragua, on ne dispose d’aucune donnée précise ; cependant on sait que circulent des dizaines de milliers d’armes.
Dans tous les pays, la délinquance et le crime organisé accablent la population civile. C’est ce que les citoyens d’El Salvador perçoivent pour leur pays comme le problème principal et générateur de nouvelles pathologies de la peur. Outre que cela stimule la persistance de l’impunité politique des appareils d’État, on est en train de cultiver de la même façon une sorte d’impunité sociale et de nouvelles réactions de violence sociale défensive. A partir des liens existant entre des bandes et des formes de défense du citoyen encouragées par le gouvernement, de nouvelles modalités de contrôle social voient le jour. Le Guatemala apparaît comme le cas typique de l’émergence d’une autodéfense sociale. Au premier semestre 1995, s’étaient formés, en tant que Patrouilles urbaines d’autodéfense civile, 701 groupes d’habitants de quartier à l’intérieur du programme “Gardiens du voisinage”, coordonnés par 22 compagnies de sécurité privées. Étant incontrôlables, la criminalité et la violence sociale justifient dangereusement le renouvellement du rôle des forces armées et des polices privées. En conséquence, surgissent des préoccupations logiques quant à la mise en vigueur des processus de démilitarisation et l’avènement de nouvelles formes de remilitarisation sociale.
Curieusement, au cours du mois de mars de cette année, trois pays lancèrent conjointement des plans de lutte contre la délinquance et le crime organisé avec le concours des forces militaires. Au Guatemala, le Président Ramiro de León Carpio annonça le 19 mars, la création d’un Commando antiséquestration avec la Police nationale et le service de renseignement de l’Armée ; et le 27, a été constitué un contingent de 500 effectifs avec la participation de la Police nationale, la Police militaire itinérante et la Garde des biens pour la zone urbaine. Le 13 mars, en El Salvador, a été lancé le “Plan gardien conjoint” qui compte 12 000 membres avec la participation des forces armées et de la police nationale civile. Parallèlement au Honduras, a commencé le 18 mars le “Plan sentinelle 95” avec un effectif de 4 800 membres de la police, et des forces armées aérienne et navale.

Corruption et impossibilité de gouverner
La corruption de fonctionnaires, d’organes et d’institutions de l’État, incrustée dans tous les appareils du gouvernement et lessituations nouvelles qui rendent ingouvernables au moins trois pays sont en train d’affaiblir les fragiles États de droit et d’augmenter le manque de confiance dans les institutions et les systèmes politiques.
La corruption évidente et scandaleuse des fonctionnaires de tous les organes du pouvoir de l’État, des institutions, des partis politiques et des corps de sécurité est présente dans toute la région et attirent l’attention de l’opinion publique. Mais c’est en El Salvador et au Honduras seulement, qu’au cours de ces derniers mois, les citoyens perçoivent la corruption comme un problème qui les concerne.
Ce qui est nouveau, ce sont les demandes de jugements contre les responsables pour d’anciens faits de corruption. Le Costa Rica et le Honduras sont les pays qui ont le plus de poids dans ce type d’actions gouvernementales. Curieusement, en dépit de la mise en accusation des responsables de la faillite de la Banque Anglo-Costaricienne (Banco Anglo-Costari-cense), lors d’enquêtes récentes, l’Assemblée législative recueille 32% d’opinions défavorables et le pouvoir judiciaire à peine 2% d’opinions positives. De son côté, le Honduras se distingue pour sa combativité dans la lutte contre la corruption, depuis la réactivation, en mai dernier, de la Commission présidentielle de prévention et de lutte contre la corruption. Ce même mois, le Centre de documentation du Honduras (CEDOH) réalisa ses premiers travaux de recherche scientifique sur la corruption. Ceux-ci révèlent que le gouvernement de Leonardo Callejas est le plus corrompu. Jusqu’au mois de juillet, on avait jugé ou incarcéré des dizaines de petits fonctionnaires, de hauts fonctionnaires et d’ex-fonctionnaires, de maires etc., impliqués dans des fraudes, malversations et détournements de fonds. A ce qui précède s’ajoute la condamnation judiciaire en juillet dernier du colonel Angel Castillo Maradiaga pour l’assassinat de Ricci Mabel en 1991 et l’accusation formelle portée contre dix militaires pour violations des droits de l’homme en 1982 par le procureur spécial des droits de l’homme du ministère public du Honduras, ce qui a créé un précédent dans la région, notamment dans la lutte contre l’impunité.
L’impossibilité de gouverner, entendue comme incapacité des principaux organes du pouvoir de l’État (exécutif, législatif, judiciaire) et d’autres organes comme le Tribunal électoral, le Conseil constitutionnel, etc., de générer des consensus intergouvernementaux et de diriger le pays selon une cohérence institutionnelle fondamentale, apparaît brusquement au cours du premier semestre 1995 comme l’expression d’une grave crise politique au Nicaragua et au Costa Rica tandis qu’elle est réactivée comme phénomène persistant au Guatemala.
Les nouveaux scénarios d’ingouvernabilité en Amérique centrale ont des effets pernicieux sur la reconstitution des États de droit et leur fragilité, sur l’adaptation institutionnelle aux nouvelles situations et exigences sociales, sur la légitimité et la crédibilité des systèmes politiques et sur la qualité morale des secteurs du pouvoir de l’État pour protéger et garantir l’application des droits de l’homme, et particulièrement les droits civils et politiques spécialement concernés par l’impunité. (...)

Explosion sociale : le miroir brisé du réajustement
Les événements les plus récents montrent que la société civile a tendance à répondre de façon explosive et immédiate, surtout dans le secteur syndical public et privé, aux nouvelles mesures de réajustement. Cette fois, c’est le Costa Rica et le Panama qui se distinguent, ces deux sociétés se trouvant entraînées dans des situations de conflit social régional.
La nouvelle phase de privatisation d’entreprises publiques de service et les mesures concernant les acquis sociaux menacent d’affaiblir les conquêtes historiques des travailleurs et d’augmenter le nombre des chômeurs. En ce qui concerne l’État, les décisions politiques, les mesures et la création d’instances spéciales pour l’application de cette phase de réajustement et de privatisation, eurent lieu entre décembre 1994 et le premier semestre 1995. (...)
Politique de réajustement et réaction sociale sont simultanées : c’est peut-être un des aspects les plus significatifs de la conjoncture actuelle. Des situations de type structurel provoquent des réactions au sein de situations déterminées qui explosent dans un seul secteur.
La conscience de la société civile centraméricaine passe de la critique, du désaccord et du mécontentement passif du début de cette décennie à la mobilisation sociale.

Autres expressions de la conjoncture actuelle
Du point de vue structurel, nous nous trouvons face à une région économiquement déprimée. A l’exception d’ El Salvador, on détecte une vague de récession économique du Guatemala jusqu’au Panama. D’après les enquêtes, l’apathie à l’égard des gouvernements a son origine dans la difficile situation économique.
Des sondages d’opinion réalisés par l’entreprise Borge et Associés pendant le premier semestre 1995 révèlent que pour 88% des habitants du Nicaragua par exemple, et pour 72% de ceux du Honduras, le problème le plus grave ou le plus important est la situation économique, tandis que pour 45% des Costariciens, c’est la politique économique du gouvernement qui est mauvaise. Ce qui frappe à ce sujet c’est que les divers acteurs sociaux consultés au Guatemala, au Honduras, en El Salvador et au Nicaragua se rejoignent pour identifier comme détonateurs au moins deux situations structurelles : le haut niveau du chômage et l’aggravation de la pauvreté dans chacun de ces pays.
Tendances politiques. De nouveau, les données des sondages d’opinion citées plus haut révèlent à partir du Guatemala et du Nicaragua, la belligérance incontestable des partis de droite qui pourraient annoncer une radicalisation à droite du pouvoir politique dans la région ; ce qui pourrait signifier une relative stabilité politique étant donné l’expérience de l’ARENA1 en El Salvador. Au cours du premier semestre, des hommes politiques de cette tendance paraissent confortés par les sondages d’opinion. Au Nicaragua, c’est le cas pour 43% d’intentions de vote. Au Guatemala, deux mois avant les élections présidentielles, cette tendance politique est confortée par des pourcentages qui oscillent entre 55 et 60%.
On remarque cependant que la démocratie formelle et les processus électoraux sont nettement insuffisants pour sortir des crises économiques et politiques au Guatemala, au Honduras, en El Salvador et au Nicaragua.
Par ailleurs, avec des expressions politiques de gauche comme le Front Démocratique Nouveau Guatemala, les trois pays les plus secoués par des guerres internes entrent dans le jeu politique électoral dans les cadres du système. Il s’instaure une nette tendance à la légitimité et à la légalité de la gauche qui homogénéise la pluralité politique et idéologique dans toute la région.
Dans ce cas, se consolident aussi bien les divisions que les expressions politiques partisanes de l’ex-FMLN2 en El Salvador et de l’ex-FSLN3 au Nicaragua. En conséquence, la polarisation idéologique extrême s’achemine, à toute vitesse, vers la perte de sens et de points de repère et une réadéquation des alliances et des tactiques politiques s’impose comme la condition pour accéder au pouvoir et étayer les processus de démocratisation.

Synthèse et signification de la conjoncture
* Tout semble indiquer que l’Amérique centrale tend à s’unir de façon contradictoire par la conjonction de deux pôles : l’un d’intégration et l’autre de désintégration. Le premier est impulsé fondamentalement par des groupes de pouvoir politique et par ceux qui contrôlent le marché ; tandis que le second est animé par la base et se présente comme une réaction à caractère social.
* Les processus sociopolitiques et la démocratisation traînent avec eux le poids de gouvernements discrédités, illégitimes, incapables d’assurer un contrôle social et de gouverner.
* Dans au moins quatre pays centraméricains on note, dans tous les cas, une perte de confiance de la population dans les institutions et les partis.
* A partir de la violence civile et de l’insécurité, les citoyens réclament des États le respect des droits de l’homme, socialement menacés et ils commencent à avoir recours aux forces armées et même à des groupes paramilitaires (comme “La Sombra Negra”, en El Salvador), afin de se sentir en sécurité face à la délinquance et à la criminalité quotidienne. La preuve en est que les escadrons de nettoyage social essaient de passer du contrôle politique des années 80 au contrôle social des années 90.

Défis pour le mouvement des droits de l’homme
La réalité semble montrer peu à peu un changement qui couvait depuis plusieurs années avec une augmentation des points de repère pour la défense des droits de l’homme et la prévention de nouvelles violences.
L’incursion des droits de l’homme dans le domaine du privé à travers la lutte contre la violence domestique tend à s’élargir avec la requête des citoyens pour une protection de leurs droits face à certaines formes de violence civile. Il sera important d’analyser de possibles et nouveaux déplacements de protection et de défense des droits dans le domaine privé en termes de responsables et de victimes.
Les tendances d’autodéfense civile des citoyens entraînent le risque de légitimer de nouvelles formes de cette violence, délimitant ainsi un champ d’action civile juste et un autre qui soit punissable. On remarque en outre la nécessité de réponses adéquates à partir de la perspective des droits de l’homme face à l’intervention justifiée des forces armées et une acceptation sociale implicite des groupes paramilitaires défenseurs de la sécurité du citoyen. Les deux tendances peuvent inciter à une remilitarisation des sociétés centraméricaines et renforcer de façon destructrice et envahissante un autoritarisme cautionné par le corps social.
Les réalités sociales et économiques sont au coeur de la défense des droits de l’homme, mais elles doivent en appeler à des droits déterminés pour être intégralement reliées aux droits civils et politiques. De même, il est nécessaire que le travail soit accompli avec les acteurs anciens et nouveaux.

1 - Alliance républicaine nationaliste, parti d’extrême droite dont est issu le Président actuel Armando Calderón Sol (NdT).
2- Front Farabundo Martí de libération nationale (NdT).
3 - Front sandiniste de libération nationale (NdT).

Traduction DIAL. En cas de reproduction, mentionner la source DIAL.