Après avoir situé la question de la coca dans la tradition
des peuples indigènes, l'article rappelle la situation actuelle
dans le Putumayo, région de Colombie oú sont actuellement
pratiquées des fumigations massives pour détruire la coca.
Le remède s'avère pire que le mal et l'auteur n'hésite
pas à parler d'attentat impérialiste, de guerre chimique
contre les pauvres. Il expose les bases dune solution économique
humaine et durable. Lauteur, Mgr Fabio de Jess Morales, est évêque
de Mocoa-Sibundoy, Putumayo. Article paru dans Utopias, mars 2001.
Les communautés indigènes connurent la coca comme une "feuille
àmâcher". Il en a été ainsi depuis plus
de 7 000 ans. On trouve encore pas moins de trois millions de "mâcheurs"
péruviens et boliviens. Les espèces de coca connues jusqu'àprésent
dans le monde sont au nombre de 283, et en Colombie on en compte 32, mais
seulement deux des espèces étudiées contiennent une
quantité élevée d'alcalo'de. Une fois semée
la graine de coca, il faut attendre deux ans pour avoir la première
récolte qui peut bien rendre 2 tonnes àl'hectare. La seconde
récolte de feuille s'effectue entre deux ou trois mois après.
C'est dire que, chaque année, on peut avoir quatre récoltes.
Mais la culture de coca exige maintenant beaucoup de fongicides chers,
et la récolte elle-même, àtravers ce que l'on appelle
les "déboisements clandestins", est coûteuse. L'ensemencement
d'un hectare de coca coûte environ deux millions de pesos, et le
produit annuel varie beaucoup, mais sans jamais dépasser les huit
millions. Pour le petit cultivateur, qui vend seulement la pâte
de base, le bénéfice est maigre. Les bons dividendes sont
pour ceux qui la transforment et pour les narcotrafiquants. Selon le professeur
Hidobro Munoz, titulaire d'une chaire àl'Université nationale
et spécialiste de botanique, la feuille de coca, même si
cela paraît incroyable, pourrait être utilisée dans
l'industrie de nombreuses manières, bien différentes de
celles employées par les narcotrafiquants. Le même professeur
soutient que la variété de coca cultivée en Colombie
est celle de moindre rendement et c'est pourquoi bon nombre de mafieux
vont s'approvisionner au Pérou. Avilissement de la coca Les aborigènes
cultivaient la coca, mais ne la commercialisaient pas. C'est l'actuelle
société de consommation, surtout celle du Nord, appelée
premier monde, avec sa grande production de produits chimiques, qui a
avili la coca au point de transformer une "feuille àmâcher"
en une véritable "feuille de mort" interdite, classée
"culture illicite" comme le pavot ou le coquelicot. Pour le
professeur Munoz, qui s'appuie sur la tradition des indigènes,
la feuille elle-même sans ajouts chimiques ne constituerait jamais
un problème pour l'humanité. D'oú la grande contradiction
et la double morale des Nord-Américains, qui prétendent
en finir avec les plantations de coca, sans pratiquement rien faire dans
le même temps pour contrôler la production de produits chimiques
appelés précurseurs. Le Putumayo est un des lieux les plus
riches de la biodiversité de la planète. La variété
du relief et du climat fait qu'il n'y existe pas moins de 40 000 espèces
naturelles. Pourtant, ses caractéristiques de zone frontière
amazonienne avec un équilibre écologique très fragile,
traditionnellement abandonnée de l'État avec des processus de colonisation
amples et variés, ont transformé le territoire du Putumayo
en espaces propices aux implantations de coca, dans les années
80, en toute impunité. Un facteur également déterminant
a été la proximité d'autres pays producteurs de coca,
le Pérou et la Bolivie. Les gens ont vu dans la coca une solution
facile au traditionnel abandon étatique. C'est ainsi que le vide
de l'État a été comblé par divers groupes en marge
de la légalité (FARC, ELN, EPL) [mouvements de guérilla]
qui, en alliance néfaste avec les mafieux, ont en surabondance
teint de sang l'exubérante végétation du Putumayo,
et ont provoqué la concentration de terres et le déplacement
massif de paysans et d'indigènes. la suite des groupes subversifs,
est arrivé aussi le militarisme, pas toujours exempt de violences
et d'abus brutaux, lesquels ont été aggravés par
la présence plus récente de forces paramilitaires qui ont
pour prétexte d'expulser la narcoguérilla, mais au fond
tout aussi assoiffées du butin de la coca. Cultures illicites :
symptôme de maux historiques Les habitants âgés du
Putumayo regrettent les temps anciens oú la région était
un paradis oú l'on vivait dans l'abondance de nourriture et dans
la paix générale. Mais malheureusement, dans les deux dernières
décennies, s'est imposée l'économie de la coca qui
a généré une véritable sous-culture de la
coca. Et tout cela favorisé par une présence et une légitimité
étatiques précaires accompagnées d'un taux élevé
d'impunité et de corruption administrative, avec en permanence
une résolution privée et violente des conflits. L'économie
de la coca a entraîné une énorme détérioration
écologique par la destruction de plus de 50 000 hectares de forêt
amazonienne, par la contamination des eaux et par l'usage abondant de
produits chimiques tant dans les plantations elles-mêmes que dans
l'élaboration de la substance psycho-active. De ce qui précède,
il ressort clairement que les plantations de coca dans le Putumayo, loin
de constituer la cause de ses problèmes de tous ordres, sont plutôt
un symptôme et une expression de ses vides et de ses maux historiques.
Par conséquent, la solution au problème des cultures illicites
ne peut être envisagée dans la perspective de remplacer la
juteuse rente de la coca, - il n'y aura probablement aucune production
capable de rivaliser avec elle -, mais en fixant un horizon plus vaste
: la construction d'un développement solidaire et durable. Il existe
sûrement au Putumayo de très nombreuses familles qui vivent
sans dépendre de la culture de la coca. Mais c'est un fait indéniable
que, dans le pays, l'économie de la coca a pénétré
la politique elle-même et toutes les sphères de l'administration
publique, sans épargner les forces mêmes de l'ordre public.
L'argent mal acquis est investi dans les campagnes politiques elles-mêmes
et c'est àlui que de nombreux serviteurs de l'État doivent leur
élection. Dans le pays, la coca est devenue un facteur invétéré
de corruption et de violence àtous les niveaux, jusqu'àse
transformer en un "problème culturel" : si, auparavant,
on dissimulait les plantations, maintenant il n'y plus ni honte, ni crainte.
Chez beaucoup de gens, a disparu la conscience des graves préjudices
entraînés par la coca. Il reste la tâche de former
cette conscience en s'appuyant sur la conviction que la qualité
de vie n'est pas dans l'argent, mais dans la paix, l'identité,
l'estime de soi, le sens de l'appartenance, l'éducation, les services
de base et l'engagement pour l'avenir. Lutte antidrogues ici et là-bas
Au moment de parler de solutions au très grave problème
de la drogue, on ne peut pas attiser la guerre en simplifiant de faon
na've un problème qui est extrêmement complexe. Le problème,
ce ne sont pas uniquement les cultivateurs, en général de
simples paysans très pauvres, assistés par des bandes de
narcoguérilleros. Autour de l'économie de la coca gravitent
bien d'autres économies parallèles ; citons, entre autres
et surtout, les trafiquants d'ingrédients importés pour
la culture elle-même et l'élaboration, les marchands d'armes,
les policiers antinarcotiques, et une nuée d'intermédiaires
acheteurs de pâte de base, en plus des raffineurs et des barons
du trafic international, dont les chefs sont généralement
des gringos [étrangers nord-américains], etc... Bien sûr,
la lutte antidrogues doit être menée avec décision
et courage. Les drogues hallucinogènes sont, pour l'humanité,
un fléau qui ne connaît pas de frontières. Elles engendrent
la mort, aussi bien celle de la nature que celle de personnes. Elles sont
un mal éthique et moral pour lequel la Colombie est regardée
comme victimaire alors qu'elle est avant tout la plus grande victime de
ce funeste commerce. Mais, en même temps, il faut prendre en compte
qu'il s'agit d'un "problème social" fort complexe, dont
la racine ne peut être réduite àla seule culture de
la feuille, comme on l'a déjà dit. Il faudrait tout autant
contrôler les produits chimiques, qui sont l'élément
indispensable pour la culture et l'élaboration de la feuille, et
dont la provenance est surtout nord-américaine. En outre, il est
indispensable de combattre avec la même vigueur, ou une plus grande
encore, la consommation car, sans demande de produit, pas de production.
La loi du marché est infaillible. Et voilàla plus grande
faille dans cette guerre déclarée au narcotrafic : combattre
l'offre sans poursuivre la demande. Autrement dit, la guerre antidrogues
se livre hors du grand pays du Nord, en imposant àla Colombie les
morts et le désastre écologique... Il apparaît clairement
alors que la seule fumigation aérienne des plantations n'est pas
la solution. C'est ainsi que le voit l'épiscopat, dans de récents
communiqués, et au Putumayo on le proclame, depuis le gouverneur
jusqu'au plus humble citoyen. Justement ce que l'on appelle le Plan Colombie
est rejeté en raison du poids prédominant des militaires
au service de la fumigation aérienne pratiquée sans discrimination.
Le rejet de l'aspersion aérienne est dû entre autres, aux
raisons suivantes :
1. C'est une méthode violente,
et la violence n'engendre que plus de violence. Tant que les cultures
illicites ne sortiront pas de la tête et du cur des cultivateurs, elles
ne prendront jamais fin. On n'obtiendra ce résultat que si l'État se rend
présent dans les zones affectées par le problème de la coca avec des alternatives
réelles et efficaces de production en accord avec la fragilité de l'équilibre
écologique en Amazonie, donc accompagnées d'assistance technique, de crédits
àportée du petit paysan et de commercialisation assurées, etc... Et,
bien entendu, sans oublier les bases éthico-culturelles capables de consolider
les communautés. En outre, ces alternatives de production doivent être
accompagnées du développement des services de base pour la région : voies
de communication, santé, éducation, électrification, aqueducs, etc...
C'est ainsi qu'on viendra àbout des cultures illicites sans le grave
impact écologique de la fumigation, par la persuasion personnelle, avec
des critères humains et chrétiens de respect de la vie, de la dignité
des personnes et des droits humains.
2. C'est une méthode antiécologique,
qui contamine les eaux, affecte enfants, vieillards, troupeaux, et brûle
de faon indiscriminée pâturages, végétation en général et cultures vivrières.
En un mot, le remède est pire que le mal. C'est tout àfait un attentat
impérialiste. Une véritable guerre chimique contre le monde des pauvres.
Les tout-puissants ne voient pas la poutre dans leur il. Quel contrôle
exercent-ils sur les produits chimiques et la consommation dans la guerre
antidrogues qu'avec leur double morale ils soutiennent infatigablement
?
3. C'est une méthode non
seulement coûteuse, mais aussi inefficace et vouée àl'échec. Après plusieurs
années de fumigation, dans des zones comme Guaviare et Sierra Nevada de
Santa Marta, il y a maintenant plus de plantations qu'avant. Le fumigation
ne fait que déplacer les plantations vers la forêt qui, en définitive,
supporte le plus lourd fardeau dans le phénomène de la coca,
que ce soit par la culture ou sa fumigation et dont l'impact écologique
est désastreux, sans que cela impressionne le moins du monde le
ministère de l'environnement, tellement soucieux en d'autres circonstances,
d'arrêter des travaux de véritable utilité commune.
4. En conclusion : la
seule fumigation aérienne, sans prendre en compte les personnes
impliquées dans les cultures illicites ni les autres éléments
du problème, ne viendra jamais à bout de la coca.
Traduction DIAL. En cas de reproduction, mentionner la source DIAL.
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