Dans un accord signé le 13 juin 2000, les forces armées
avaient reconnu leur responsabilité dans la violation des droits
de l'homme sous la dictature du général Augusto Pinochet
(1973-1990) et s'étaient engagées à fournir toute
information disponible concernant les disparus. Le rapport faisant suite
à cet accord ne répond pas réellement à
l'engagement pris par les forces armées du fait qu'il contient
de fausses informations sur le sort de certains disparus. La crédibilité
du rapport est donc gravement en cause. Article publié sous la
signature de Elizabeth Lira dans Mensaje , juillet 2001 (Chili)..
Aveu et engagement des forces armées
Au bout de presque dix mois de travail commun [entre les avocats des
droits humains et les représentants des forces armées],
et après avoir discuté d'un grand nombre d'aspects liés
aux problèmes pour lesquels ils avaient été convoqués,
les participants s'accordèrent, entre autres choses, sur la nécessité
d'assumer "[É] la tragédie, non élucidée encore,
des détenus disparus [...]. Afin de surmonter les problèmes
du passé et d'avancer vers la réconciliation de tous les
Chiliens, nous invitons à réaliser un grand effort national
qui engage très activement les plus hautes autorités du
pays, les institutions civiles, militaires, religieuses et morales, ainsi
que la communauté nationale dans son ensemble, dans la perspective
de retrouver les restes des détenus disparus ou, quand cela ne
sera pas possible, d¹obtenir au moins l'information qui permette
d'élucider leur sort. " Pour atteindre ce but, "les institutions
des forces armées et de la police s'engagent solennellement à
déployer, dans un délai de six mois suivant l'entrée
en vigueur de la législation que nous proposons, le maximum d'efforts
possibles pour obtenir les informations permettant de retrouver les restes
des détenus disparus ou d'établir leur sort." Le "dialogue"
a permis que les forces armées reconnaissent que les violations
des droits humains ont effectivement eu lieu pendant le régime
militaire, c'est ce point de l'accord final qui est essentiel. Les différentes
visions et fidélités des "dialoguants" entrèrent
cependant plusieurs fois en conflit, et s'exprimèrent à
diverses reprises, et notamment lors du retour au pays du général
Pinochet en mars 2000. Les forces armées insistèrent sur
le fait que "la vérité ne pourrait être atteinte
tant que nous n'arriverions pas à créer les conditions sociales,
politiques et juridiques pour que les informations qui pourraient exister
soient livrées, de façon à satisfaire les demandes
bien compréhensibles des familles de victimes, non seulement parce
l'Armée n'est pas insensible à la douleur, mais parce qu'elle
a souffert dans sa propre chair la perte de beaucoup de ses membres."
L'engagement pris devant le pays impliquait de "rechercher" ces
informations, puisque les forces armées avaient formellement déclaré
que les institutions militaires ne possédaient pas les informations
demandées. Quelques heures après la signature de l'accord,
le président Ricardo Lagos le fit connaître au pays, soulignant
entre autres choses que "[...] les forces armées, les institutions
morales, assument une grande responsabilité, dont j'apprécie
toute la valeur. [...] Résoudre ce problème, qui
est la blessure la plus profonde qui affecte l'âme du peuple chilien,
va nous permettre de renouer le fil de notre histoire, en nous élevant
au-dessus des clans qui divisent la nation. Voilà la raison d'être
de cette Table, et pour cette raison, au nom du Chili, je veux remercier
pour l'accord atteint."
Recherche d'informations
De leur côté, les secteurs qui s'étaient opposés
à la Table essayèrent de discréditer l'accord en
prêtant aux participants l'intention d'établir une loi du
point final et de garantir l'impunité par la voie politique. Dans
les mois suivants, lors de la procédure judiciaire concernant ladite
"Caravane de la mort", le général Pinochet se vit retirer
l'immunité sénatoriale. Les alternatives de la procédure
amenèrent les autorités militaires à signaler que
les résultats de la recherche d'information - dans le cadre des
accords de la Table de dialogue - se verraient affectés, en raison
du découragement des informateurs potentiels, non seulement par
le cours pris par la procédure judiciaire contre le général
Pinochet, mais aussi par les nombreuses procédures dans lesquelles
étaient impliqués des membres des forces armées à
la retraite ou en service actif. L'application de la loi d'amnistie de
1978 avait été confrontée à de nouvelles interprétations
et les juges avaient commencé à enquêter scrupuleusement
au lieu de procéder à son application routinière.
Les plaintes contre le général Pinochet se multipliaient
et l¹on mettait à jour de nouveaux détails sur la répression
politique exercée non seulement en relation avec la "Caravane de
la mort"mais aussi dans des cas plus récents comme celui de Tucapel
Jiménez et des personnes assassinées dans l'opération
Albanie en 1987. L'instruction rendait compte d'homicides commis au nom
du bien commun, perpétrés avec un déploiement de
cruauté abyssale, qui ne pouvait être compatible avec les
valeurs permanentes des forces armées, et encore moins avec une
éthique de la politique dans une société démocratique.
Les résultats de la recherche d'informations sur les détenus
disparus étaient affectés par la diffusion publique de ces
faits avérés et par les conflits de fidélités
que ces thèmes engendraient. Ces conflits n'étaient pas
seulement le résultat de perceptions idéologiques ou politiques
contradictoires. Ils faisaient aussi partie de l'histoire d'affects, de
solidarités, de croyances et de valeurs essentielles pour les uns
et les autres, ainsi que de l'impossibilité de justifier les crimes
commis au nom du salut de la patrie, dans un contexte politique national
et international qui exigeait non seulement la reconnaissance de ce qui
s'était passé, mais aussi le jugement et le châtiment
des responsables. Malgré tout, grâce au dialogue, on avait
établi que la localisation des détenus disparus était
un thème politique crucial pour l'unité nationale et la
paix sociale et n'était pas qu'une affaire privée concernant
les victimes et leurs familles. Cette façon de voir impliquait,
par ailleurs, de redéfinir en termes éthico-politiques les
responsabilités réciproques de tous les secteurs pour construire
la paix sociale de l'avenir.
Le rapport de janvier
En janvier 2001, dans un climat de grande expectative, les Églises,
la franc-maçonnerie et les forces armées remirent au président
de la République l¹information regroupée concernant
le sort final et la localisation des restes de détenus disparus,
conformément aux accords de la Table de dialogue. D'après
les informations des journaux, ce rapport donnait des renseignements sur
200 personnes, la majeure partie correspondant aux années 1973
et 1974. Pour 49 d'entre elles, les informations fournies devaient permettre
de localiser leurs corps. Les 151 autres auraient été jetées
dans des rivières, des lacs ou à la mer. Dans l'introduction
du Rapport, les forces armées déclarèrent
que dans cette recherche d'informations "[...] l'action des institutions
fit appel à la participation et à l'engagement de l'ensemble
des niveaux hiérarchiques ; ceux-ci, de par la diffusion des objectifs
poursuivis parmi le personnel actif et à la retraite, ne cessèrent
de souligner que la réussite dans l'effort entrepris était
nécessaire au pays et constituait un apport important en vue de
la réconciliation nationale." Elles signalaient cependant plus
loin que ces intentions s'étaient vues affaiblies par des faits
qui avaient altéré "le climat de confiance nécessaire",
précisant que "la réinterprétation de la Loi d'amnistie
de 1978, en des termes sans rapport avec les objectifs de paix politique
et sociale avec lesquels elle avait été promulguée,
avait eu des répercussions négatives sur les efforts entrepris
par les institutions, affectant, de plus, les bases de la réconciliation
nationale. Finalement, [...] elles se montraient convaincues d'avoir
accompli pleinement et exactement leur engagement [...]."
Inconsistances du rapport et réactions
Ce Rapport - qui fut reçu par le président de la
République, remis à la Cour suprême et communiqué
aux familles directement concernées Ð serait contesté par
différents secteurs. La première difficulté surgit
de l'analyse des cas élucidés lorsqu'ils furent comparés
aux bases de données disponibles. Dans plus de 50 cas, les inconsistances
quant à la date de détention, et probable date de mort,
mettaient en doute l'ensemble des informations. La deuxième difficulté
apparut lorsque des juges effectuèrent des recherches dans les
endroits indiqués dans le Rapport. Après d'épuisantes
journées de recherche, on découvrit à Cuesta Barriga
quelques restes qui corroboraient l'information selon laquelle des corps
auraient été enterrés là à un moment
donné. Pourtant, comme cela devait arriver à d'autres endroits,
la recherche donnait l'impression que les corps avaient bien été
enterrés là, mais que, plus tard, ils avaient été
enlevés. La troisième difficulté apparut lors du
processus d'identification des corps trouvés dans le Fort Arteaga
: en effet, les restes correspondaient à une des personnes mentionnées
comme ayant été jetées à la mer. Ce fait provoqua
un énorme choc chez les membres de la famille de Juan Luis Rivera
Matus, dirigeant communiste, dont beaucoup vivaient hors du pays. À
la publication du Rapport, ils avaient fait une cérémonie
familiale face à la mer pour assumer le départ définitif
du père et grand-père disparu, et voilà que trois
mois après, ils se retrouvaient confrontés à un rituel
qui leur faisait revivre la douleur de la perte et des longues années
de recherche infructueuse. Toutes ces contradictions et inconsistances
minaient la crédibilité du Rapport, malgré
l'inégalable contribution qu'impliquait la reconnaissance, par
les forces armées, de la détention, de l'assassinat et de
la dissimulation postérieure du crime dans les cas mentionnés.
La connaissance de ce problème a eu un fort impact sur l'opinion
publique, mais en même temps a généré une grande
frustration dans beaucoup de secteurs. Le Rapport laisse de côté
les 356 cas de disparus attribués à la DINA. Seulement 27
d'entre eux apparaissent dans le document remis au président Lagos.
Les cas mentionnés comprennent des membres des comités directeurs
du PC et du PS disparus entre 1975 et 1976. Des parents de certains d'entre
eux sont aujourd'hui des personnalités publiques, et l'aveu qu'ils
ont été jetés à la mer peut être compris
comme une manière symbolique de confirmer leur mort, mais on ne
dit rien en réalité sur leur sort final. Les données
du Rapport ont fait naître aussi incertitudes, méfiances
et incrédulités. Les informations données se rapportent
à la destinée de Chiliens qui trouvèrent la mort
dans des conditions illégales, sans procès, après
avoir subi des cruautés indescriptibles qui plongèrent leurs
parents dans une souffrance qui a affecté leur vie pendant un temps
devenu interminable. Ces informations sont une connaissance fragmentaire
et parfois contradictoire dans le détail et, par là-même,
ont été considérées par beaucoup de secteurs
comme une réponse insuffisante. Les réactions et les problèmes
ont été divers. On a porté plainte contre les commandants
en chef des forces armées pour obstruction à la justice.
En même temps la connaissance des tortures infligées à
des prisonniers dans le procès "Caravane de la mort" a brutalement
lézardé les tentatives faites pour "surmonter" ces problèmes
au nom de l'unité nationale, avec, comme conséquence, le
dépôt de plaintes pour tortures contre des autorités
des forces armées. La Cour suprême, à la demande du
gouvernement, a désigné des juges spéciaux pour ces
procès. L'exécutif a réorganisé la Commission
de réparation et réconciliation disparue en tant que telle
en 1996 pour se transformer ensuite en un programme du ministère
de l'intérieur, afin de prêter assistance juridique et sociale
aux familles de détenus disparus, et renforcer le travail de réparation.
En revanche, ces deux derniers mois, on s'est interrogé sur les
capacités professionnelles du service médico-légal
à répondre aux demandes d'identification des restes retrouvés,
car on avait eu vent des difficultés de coordination et de compétence
pour une tâche de cette envergure. À leur tour, les forces
armées ont reconnu que le Rapport contient des inexactitudes,
et elles seraient disposées à comparer les données
et, éventuellement, à rechercher plus d'informations.
Répondre aux familles des victimes
La Table de dialogue constata combien la violence politique eut le pouvoir
de briser la notion d'appartenance commune, et, en conséquence,
que des milliers de Chiliens ne se sentirent plus en sécurité
et "chez eux" dans notre pays. Ils furent arrêtés, torturés,
durent s'exiler... Ce furent des disparus. Tel fut le résultat
de la violence répressive de l'Etat. La tendance à en faire
le pendant de la violence propre à de petits groupes, pour justifier
ce qui s'est passé, n'est pas convaincante et ne facilite pas la
tâche. D'un autre côté, on lance des invitations au
pardon et à la réconciliation, qui, en guise d'argument,
soulignent l'appartenance à une patrie commune, mais qui ne réalisent
absolument pas les conséquences et les effets de cette violence.
On observe aussi une tendance à considérer comme réglés
les problèmes de droits humains pour la raison simple et sans appel
qu'ils appartiennent au passé. La Table de dialogue, dans ses réussites
comme dans ses difficultés, montre la nécessité de
rendre compatibles les politiques globales et leurs conséquences,
avec les vies concrètes des personnes. Pour l'avenir du Chili,
la reconnaissance par les forces armées de leur responsabilité
dans la disparition de Chiliens a une valeur considérable. Mais,
pour chaque parent, ce geste est insuffisant. Une brèche s'est
ouverte qui ne peut être colmatée par d'illusoires appels
à la réconciliation et au pardon, car dans l'histoire du
pays ils ont toujours été synonymes d'impunité. Comment
assumer et réunir le bien commun de la patrie et le bien particulier
de chaque famille de détenus disparus ? Comment répondre
à cette demande légitime de vérité particulière
qui est la condition de la paix personnelle ? Peut-être la Table
de dialogue a-t-elle donné une clé fondamentale : cette
souffrance est une affaire qui nous concerne tous, nous les Chiliens,
car la paix de l'avenir dépend précisément de notre
capacité à reconstruire une éthique de la politique,
fondée sur les droits inaliénables de la personne humaine.
Traduction DIAL. En cas de reproduction, mentionner
la source DIAL.