DIAL D 2515 du 15 au 31 octobre 2001

 

Mots-clés : Terre, Propriétaires terriens, Réforme agraire, Travail, Esclavage, Structure sociale, Constitution, Néolibéralisme

L'Homme exclu et le droit de propriété


Dans un exposé délivré directement en français lors du Colloque organisé par l'Assemblée nationale et la Mission interministérielle pour la célébration du centenaire de la loi 1901 (Paris, 25 juin 2001), Francisco Whitaker Ferreira, secrétaire exécutif de la Commission brésilienne Justice et paix, revient sur les origines de l'inégalité sociale au Brésil. Le droit à la propriété de la terre, qui s'est substitué au droit de posséder des esclaves, continue de marquer radicalement les structures sociales de tout le pays, qui sont caractérisées par la concentration de la richesse et un taux élevé de pauvreté.


Exclusion et inégalité sociale
Si nous voulons que nos sociétés s'organisent selon les principes de la Déclaration universelle des droits de l'homme, l'exclusion sociale est en elle-même inacceptable, puisqu'elle nie déjà le premier article de cette Déclaration : "Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et droits. Ils sont dotés de raison et conscience et doivent agir les uns par rapport aux autres avec esprit de fraternité. En fait, l' "exclusion" signifie que ceux que lon appelle, par convention, les "exclus", n'ont pas accès à tous les biens et services produits par toute la société, et dont nous avons tous besoin pour avoir une vie digne d'un être humain. Dans mon pays, le Brésil, cette question est réelle et très grave : une des caractéristiques fondamentales de ce pays est la forte concentration de la richesse et l'énorme inégalité des conditions de vie de la population, contrastant avec l'abondance des richesses naturelles, l'immensité du territoire, la beauté des paysages et l'affabilité des gens. D'un côté, des privilégiés - tous riches, quoique à des degrés variables, de richissimes à moyennement riches - qui mettent les ressources du pays à leur service, et puis au-dessous d'eux ceux qu'on appelle les classes moyennes, qui aspirent aussi à devenir des riches. Tous mènent un train de vie semblable ou supérieur à celui des classes moyennes des pays développés. Beaucoup font aussi du tourisme dans le reste du monde, et les richissimes s'intègrent à la jet set internationale, que l'on retrouve, par exemple, avec des résidences secondaires à Paris. De l'autre côté, une majorité écrasante - 100 millions sur 170 millions - vit dans la pauvreté, au sein de laquelle environ 32 millions de personnes sont dans la misère, et même dans les plus abjectes conditions de vie, d'après les indices du développement humain de l'ONU. En plus de sa gravité, ce problème s'approfondit toujours plus. Un des champions mondiaux de la concentration de la richesse, le Brésil voit cette concentration grandir : en 1961, les 50 % plus pauvres se partageaient 14,5 % du revenu national, un peu plus de ce que recevait le 1 % plus riche, qui se partageait 13,4 % de ce revenu. 14 ans après, en 1995, la concentration continuait à être énorme et, en plus, le rapport s'est inversé : la participation des 50 % plus pauvres baissait à 13,3 % du revenu national, tandis que celle du 1 % plus riche dépassait celle des pauvres, allant jusqu'à 14,4 %. (...)

Inégalité et banalisation
Cependant, bien que représentant seulement un tiers de la population brésilienne, les riches et classes moyennes forment un "marché" de soixante millions de personnes, masse démographique comparable à celle des grands pays européens, et donc suffisante pour faire fonctionner toute une économie dynamique. Cette économie crée pour ainsi dire un écran cachant la population pauvre, qu'elle éloigne des zones de travail et de commerce, et construit, dans les grandes et moyennes agglomérations urbaines, des "bulles" de modernité que pourraient nous envier les pays riches. Bien sûr, la pauvreté et la misère de la majorité arrivent à pénétrer dans ces bulles protégées, et avec elles la violence qui naît de la difficulté de survivre par le travail, du manque de perspectives, de la drogue qui se répand partout. Or, tout en scandalisant les visiteurs des pays moins inégalitaires, l'inégalité sociale brésilienne s'appuie sur un troisième problème : sa banalisation. Elle est en fait acceptée, comme une donnée presque naturelle de notre réalité sociale, par la majorité des Brésiliens. Elle fait partie du quotidien du peuple brésilien, qui ne porte pas vraiment sur elle de regard critique. Les privilégiés, eux-mêmes, n'éprouvent aucune gne à étaler leurs richesses. L'écran créé par la réalité économique visible est renforcé par la propagande officielle, qui cache les vrais problèmes, dont les nouvelles distorsions provoquées par une globalisation au service du grand capital international. Cest le cas, par exemple, des accidents du travail dans des activités qui viennent d 'être privatisées. Les nouveaux maîtres cherchent à baisser les coûts en diminuant les effectifs, par la sous-traitance à d'autres entreprises, souvent moins bien préparées techniquement : des accidents du travail se multiplient dans ces autres entreprises sans que ceux-ci apparaissent dans les bilans de l'entreprise qui sous-traite.

Racines historiques de l'inégalité
Or, au Brésil, la concentration de la richesse, l'inégalité sociale et sa banalisation prennent en fait leurs racines, historiquement, et avec un lien direct de cause à effet, dans la façon dont l'exercice du droit de propriété - qui développe en soi-mme l'égoïsme et l'insensibilité - est devenu un droit exclusif d'un nombre réduit de privilégiés, et qui, maintenu intouchable et sans limites, nous plonge actuellement dans des perspectives peu rassurantes, comme j'essayerai de le montrer. La première expression de cette distorsion dans l'exercice du droit de propriété, avec des effets sociaux plus profonds, est apparue au milieu du XIXme sicle, avec ladite "Loi des terres", promulguée en 1850, presque au même moment qu'une autre loi qui l'avait rendue nécessaire : la loi interdisant le trafic des esclaves noirs de l'Afrique vers le Brésil. Ce trafic, qui avait commencé en 1570, était déjà devenu illégal, par une loi promulguée en 1831 sous la pression de l'Angleterre, nouvelle puissance coloniale en guerre contre les bateaux qui amenaient de la main doeuvre achetée en Afrique pour les plantations de sucre et ensuite de café. Mais c'était une loi "à ne pas appliquer", et qui a donné lieu à l'expression, courante au Brésil, pour nommer des choses qui ne sont pas à prendre au sérieux : "juste pour que les Anglais le voient..."`. La pression anglaise cependant - dont il serait trop long d'aborder ici les intérêts économiques en jeu - s'est faite alors plus forte, jusqu'à la menace, en 1849, d'occupation de tous les ports brésiliens si le trafic continuait. Or cette loi allait faire monter le prix des esclaves et donc créer des difficultés aux grands planteurs de café - devenu, après le cycle du sucre, la principale culture d'exportation du pays - qui dépendaient de beaucoup de "bras", comme on disait, pour le cultiver. En effet, ces prix ont alors presque doublé. En prévoyant alors ces difficultés, l'article 18 de la Loi des terres, dont je parlerai spécifiquement plus avant, a autorisé le gouvernement à "faire venir des colons", c'est-à-dire des travailleurs dits "libres" des pays européens - ce qui aiderait aussi ces derniers à résoudre des problèmes d'excès de main d'oeuvre. Mais, pour l'expansion de la production du café à large échelle - y compris vers de nouvelles terres, le café étant un produit en acceptation croissante sur les marchés européens - il fallait assurer deux conditions : d'un cté, que les "bras" venant pour remplacer les esclaves restent effectivement dans les plantations de café ; d'un autre côté, que les terres soient maintenues sous le contrôle privé des fazendeiros [grands propriétaires terriens], pour éviter que les immigrants nouveaux venus aient la "tentation", si on peut le dire, d'obtenir des terres pour eux, afin de réaliser les rêves qui leur étaient proposés pour les conduire à immigrer.

La main d'oeuvre garantie
En ce qui concerne le besoin de maintenir les immigrants dans les plantations, les planteurs de café ont mis en place pour ainsi dire un nouveau système d'esclavage, qui d'ailleurs est scandaleusement utilisé chez nous jusqu'à nos jours : la dépendance et la soumission par les dettes. En effet, au début du processus d'immigration, les fazendeiros finançaient le voyage vers le Brésil de "leurs" travailleurs immigrés, ainsi que leurs premires dépenses. Amenés vers les plantations pour y travailler sous des régimes comme celui du "partenariat", ils avaient aussi une ouverture de crédit chez leurs nouveaux patrons pour acheter les biens dont ils avaient besoin. Leurs dettes augmentaient ainsi jusqu'à devenir pratiquement impossibles à payer - d'autant plus que les prix pratiqués par leurs patrons n'étaient pas nécessairement des prix de faveur, de mme que les taux d'intérêt et de change. Ainsi, tout en étant dans une condition différente et supérieure à celle des esclaves, avec qui ils ont encore longtemps coexisté à l'intérieur des fazendas, leur condition de travailleurs "libres" n'était donc qu'une figure de rhétorique. Face à la réaction de ces travailleurs - il y a même eu des révoltes - les fazendeiros ont utilisé d'autres sysètmes, comme celui de l'implantation de "colonies" à l'intérieur de leurs fazendas - le nom de "colons" donné aux immigrants ainsi installés avait ici le sens d'"employés" et non le sens donné à ce mot pour ceux qui partaient d'Europe pour coloniser les nouvelles régions d'Amérique du Nord et d'Australie. Il y a quand même eu des projets officiels de colonisation, à partir de 1870, financés par le gouvernement. Ces projets installaient cependant les colons dans des terres non propices à la production de café, avec l'intention de les faire se consacrer à la production de biens d'alimentation, tout en constituant des viviers de main-d'oeuvre pour les producteurs de café. Ce système n'a cependant pas eu les résultats escomptés, même si il a quand même éloigné les travailleurs "libres" de la concurrence pour le contrôle de la terre.


Le contrôle sur les terres
En ce qui concerne ce contrôle, ceux qui détenaient le pouvoir politique ont alors fait, sur mesure, la Loi des terres : par l'application de cette loi les fazendeiros passaient de "l'esclavage des noirs à esclavage de la terre", d'après l'heureuse expression d'un spécialiste brésilien de cette question. Dans un régime de terre libre, le travail devait être esclave. Dans un régime de travail libre, la terre doit devenir esclave. La terre jusqu'alors n'avait pas de valeur commerciale. Elle était abondante et obtenue facilement : soit par la simple occupation, soit gracieusement, par concession de la Couronne - par le système de sesmaria amené du Portugal au Brésil en 1530, et qui a pris fin seulement avec l'indépendance du Brésil en 1822, et qui a fait surgir une classe sociale privilgiée. Donc, la loi numéro 176; 601, du 18 septembre 1850, dite Loi des terres, a donné de la valeur commerciale à la terre : elle n'était plus libre, elle devenait une marchandise, proprièté de la Couronne, ou alors de ceux qui pouvaient montrer des titres de proprièté légitimés par des notaires, à partir des "lettres de sesmaria" reçues de la Couronne ou des preuves "d'occupation pacifique et sans contestations". À partir donc de 1850, ceux qui voulaient posséder des terres devraient les acheter, soit dans des ventes aux enchères faites par la Couronne - propriétaire de tout le territoire non encore occupé - soit à ceux qui les possédaient djà. En fait, faciliter l'accès à la terre aurait rendu impossible de disposer de la main-d'oeuvre de l'immigrant venu remplacer les esclaves. Un délai de quatre ans a été fixé pour obtenir des titres de proprièté chez les notaires - période pendant laquelle les falsifications se sont multipliées, donnant lieu à des pratiques de corruption qui marquent jusqu'à aujourd'hui les questions de titularisation de terres au Brésil. Ces pratiques se sont d'ailleurs poursuivies jusqu'à la fin du siècle, facilitées par de nouvelles lois qui ont augmenté ce délai, particulirement à São Paulo, lieu ou l'expansion de la production de café était la plus forte. Ceux qui avaient des "lettres de sesmaria" - vraies ou falsifiées - avaient la priorièté, par rapport à de simples occupants, pour recevoir les titres de proprièté. Un autre procédé a t alors inauguré : l'expulsion des simples occupants. Ces procédés sont aussi, jusqu'à aujourd'hui, une constante dans la plupart des conflits de la terre, avec des posseiros sous la pression des hommes de main chargés, par ceux qui revendiquent la propriété de la terre que ces posseiros occupent, parfois depuis des décennies, d'utiliser tous les moyens disponibles pour qu'ils abandonnent leurs cultures et leurs maisons, si besoin même en détruisant leurs cultures, incendiant leurs maisons ou assassinant ceux qui résistent le plus, ou même ceux qui pourraient se mettre à les défendre.

Droit de propriété et inégalité sociale
Le droit de propriété, et la façon dont il a été assuré au Brésil, a commencé alors à marquer d'une façon indélibile la structure sociale brésilienne, et donc la concentration de la richesse et l'inégalité qui la caractérise. La scission de la société en deux - celle des seigneurs et celle des esclaves - s'est consolidée, en mettant en plus de ces derniers les nouveaux travailleurs immigrés. Si les esclaves n'avaient évidemment aucune possibilité d'acheter des terres, les immigrés ne pouvaient pas non plus le faire, à cause de l'endettement auprès de leurs patrons ou même de l'ignorance des procédures locales pour accéder éventuellement à des titres de proprièté sur des terres qu'ils pourraient aussi éventuellement occuper. En d'autres termes, d'un côté, une classe des propriétaires, qui passait de la propriété des esclaves à la propriété de la terre, sans avoir subi la compétition, pour l'accès à la terre, des travailleurs immigrants venus d'Europe ; de l'autre, la masse des esclaves - rendus d'ailleurs juridiquement libres seulement en 1888 - et, dans leurs cultures de survie, les descendants des Indiens ayant survécu au génocide pratique par les premiers envahisseurs du territoire brésilien et à l'esclavage imposé jusqu'à 1758. La population du Brésil est estimée, vers 1700 à 3 millions d'habitants. L'arrivée d'esclaves s'est traduite par une augmentation très importante de la population. Ainsi, seulement entre 1830 et 1850, le Brésil a "importé" 700 000 Africains. En 1850, l'estimation du nombre d'esclaves monte déjà à 4 millions. Leurs descendants - noirs et métis - forment, aujourd&'hui, dans les différents États, d'un peu moins de la moitié aux deux tiers de la population. Avec les descendants de travailleurs "libres" qui n'ont pas, pour ainsi dire, "réussi", et les descendants des Indiens, ils correspondent bien aux deux tiers des "exclus" de mon pays. Dans la pyramide des salaires dans le marché de travail brésilien les hommes blancs se situent en haut, ayant en dessous d'eux les femmes blanches, qui gagnent d'ailleurs, en moyenne, 60 % de ce que gagnent les hommes. Au dessous d'elles les hommes noirs, qui gagnent entre 47 % (à Salvador, Bahia) et 76 % (à Belo Horizonte, Minas Gerais) de moins que les femmes blanches, et, au dessous d'eux, les femmes noires.

L'accès tardif à la propriété
La possibilité, pour les travailleurs immigrés, d'acheter des terres avec les économies qu'ils pouvaient avoir fait après avoir payé leurs dettes, leur a été donnée, en fait, seulement à l'occasion de la crise de 1929. Notons qu'encore en 1918 les fazendas de café étaient énormes. En cette année, à São Paulo, la plus grande industrie employait 3 000 ouvriers, alors qu'il y avait des plantations de café qui employaient plus de 8 000 travailleurs. En 1929 cependant, la terre ayant perdu de sa valeur, beaucoup de fazendeiros ont dû abandonner les productions agricoles ou vendre des morceaux de leurs propriétés, de même que des lotissements ruraux pour des petits propriétaires ont été lancés dans les frontières agricoles. Les actuelles classes moyennes brésiliennes surgissent de cette possibilité ainsi ouverte à ces travailleurs, associée à l'immigration financée par les immigrants eux-mêmes et celle financée par le gouvernement à partir de 1870 - un million six cent mille immigrants tant arrivés entre 1881 et 1913. Cette immigration a été dirigée vers l'industrie, déjà au XIXème sicle, et vers les projets officiels de colonisation de petites propriétés, avec une implantation plus forte dans les États du sud du pays. L'actuelle situation sociale au Brésil serait donc en fait bien différente si nous avions réussi à donner l'accès à la propriété de la terre à un nombre plus grand de personnes au long du processus d'occupation de notre territoire, tout au moins à partir de l'indépendance du pays en 1822. Les États-Unis ont eu un meilleur sort : en 1862, douze ans aprs la loi qui, au Brésil, "fermait" cet accès en permettant la formation des grandes propriétés rurales, une loi américaine limitait, chez eux, la dimension des propriétés agricoles. Il y a eu aussi chez nous ceux qui essayaient dès cette époque de faire notre réforme agraire. Mais ils n'ont jamais eu la possibilité de vaincre la résistance des grands propriétaires terriens. Encore en 1964, en pleine moitié du siècle dernier - plus de cent ans après la Loi des terres - cette résistance a même mené à un coup d'état : un des principaux arguments des militaires brésiliens pour faire tomber le gouvernement constitutionnel et prendre le pouvoir a été l'intention déclare de ce gouvernement de faire - enfin - la réforme agraire chez nous. Moi-même j'ai payé quinze années d'exil - ce qui m'a permis quand même d'apprendre un peu le français - pour avoir travaillé à la planification de cette réforme au sein de l'organisme chargé, par le gouvernement déchu, de la réaliser.

Le droit de propriété dans les villes
Les effets pervers d'un accès restreint à la proprièté privée de la terre ne se réduisent cependant pas aux racines historiques de l'exclusion et de l'inégalité sociale. Nos villes connaissent aujourd'hui d'autres effets de l'exclusion liés à la proprièté de la terre urbaine, comprise comme intouchable. En effet, l'expulsion des petits agriculteurs par les grandes cultures d'exportation et les difficultés à survivre à la campagne, associée à la non réalisation d'une réforme agraire, ont provoqué au Brésil un processus d'urbanisation gigantesque et rapide. Il y a soixante ans, en 1940, la population urbaine ne représentait que 26,34 % de la population totale ; en 1980, ce pourcentage arrivait djà à 68,86 %, pour atteindre 75,6 % en 1991, 78,4 % en 1996 et 81,20 % à l'année 2000. En dix ans, de 1970 à 1980, le nombre de grandes villes ayant plus d'un million d'habitants est passé de cinq à dix. Or, ce sont les pauvres de la campagne qui sont allés en masse vers les villes. Mais le nombre d'emplois urbains n'était pas suffisant pour absorber cet afflux de population, et cette urbanisation est en effet une urbanisation de la pauvreté : les pauvres de la campagne, en démnageant vers les villes, concentrent la pauvreté. Un des principaux problèmes de cette population sans travail concentre dans les villes est celui du logement. Elle va vivre alors dans des maisons précaires, dans les périphries urbaines. Celles-ci représentent jusqu'à la moitié des logements existants. Les favelas - des habitations fragiles montées dans des terrains envahis, souvent sur des aires à fort risque d'inondations, de glissements de terrain,- constituent autour de 20 % des habitations, et même, dans la principale ville du Nord-Est du Brésil, jusqu'à 46 % de celles-ci. Ces périphéries des villes atteignent alors de vastes dimensions, avec de grands espaces vides sans usage. Or ces espaces vides, qui augmentent considérablement le coût des équipements d'infrastructure urbaine qui doit couvrir toute la ville, sont dus au droit de propriété utilisé négativement : les propritaires des grandes parcelles de terre rurale atteintes par l'expansion des zones urbaines préfèrent ne pas les mettre de suite en vente pour un usage urbain, afin de spéculer sur leur valeur. Ou alors ils vendent des petits lots à la limite de leurs terres et des frontières de la ville, de façon à "encercler" leurs terres par une occupation urbaine qui augmentera encore plus leur valeur de vente, après l'installation des équipements urbains dans les lots qu'ils ont vendus.

Les limites au droit de propriété
Tous ces maux ne pouvaient pas ne pas mettre en question un droit de propriété conçu comme naturel et imprescriptible, inviolable et sacré, essentiel et inalinable, absolu, exclusif et perptuel. Il ne faut pas oublier que déjà en 1850, quand la Loi des terres a été adoptée, un Français, Auguste Comte, parlait des limitations du droit de propriété, avec le concept de "fonction sociale de la proprièté". En effet, le Brésil a vécu de 1985 à 1988 une période exceptionnelle de révision de nos droits et devoirs, lors de l'élaboration de la nouvelle Constitution, à la fin de la dictature militaire, élaboration qui s'est faite avec une intense participation de toute la société. Cette Constitution, promulguée en 1988, dit que le droit de proprièté n'est légitime que si et lorsque la propriété accomplit une fonction sociale dirigée vers la justice sociale. Au lieu donc de rester cantonnée à un droit individuel, ou comme institution du droit privé, la proprièté est devenue une institution de l'ordre conomique, et doit respecter les principes de cet ordre, dont la finalité est d'assurer à tous une existence digne, conformment aux exigences de la justice sociale. La Constitution a alors prévu plusieurs limitations au droit de la proprièté rurale, par le fait de la considérer non plus seulement comme un bien patrimonial mais aussi comme un bien de production - les terres non productives pouvant alors être expropriées par le gouvernement à des fins de réforme agraire. Le lobby des grands propriétaires de terre, plus fort que celui de ceux qui se battaient pour cette réforme, a russi cependant à réduire la capacité du gouvernement de la faire, en obligeant par exemple que les terres expropriées soient payées en argent comptant. Mais le principe de la fonction sociale a été retenu, et avec lui la possibilité d'obliger les propriétaires de terrains urbains à ne plus attendre indéfiniment l'augmentation de la valeur commerciale de ceux-ci : il devient ainsi possible de fixer des délais pour donner une utilisation à ces terres situées dans des espaces urbains, sous peine d'être obligés de les diviser pour les vendre, ou même d'être expropriés. Il y a cependant un long chemin entre la réalité des lendemains et l'enthousiasme de l'élaboration d'une Constitution - dite citoyenne - qui ouvrait des portes pour faire face aux problèmes sociaux brésiliens. Ainsi, beaucoup de ses principes restent lettre morte, et plusieurs amendements ont déjà bien réduit la porte de cette Constitution, tout au long des annes passées depuis son adoption, en 1988.

Conclusion
Le thème de mon exposé, proposé par les organisateurs de ce Colloque était le rapport entre l'exclusion au Brésil et le droit de proprièté. J'espre avoir aidé à voir comment ce rapport joue: - Aux racines de la vraie iniquité sociale représentée par l'exclusion, la concentration de la richesse et l'inégalité sociale dont aujourd'hui nous Brésiliens devrions avoir honte, le droit de proprièté a été le premier instrument utilisé, il y a déjà un siècle et demi, pour empêcher une partie significative de notre population d'accéder à la terre, en construisant ainsi les bases d';un processus continuel d'exclusion.
- En bloquant aujourd'hui la réforme de la structure de propriétè de la terre rurale - ce qu'on appelle la réforme agraire - qui pourrait aider à faire passer des centaines de milliers de Brésiliens de la condition d'exclus à celle de petits agriculteurs, augmentant ainsi notre marché intérieur et donc nos possibilités de dveloppement conomique. En bloquant aussi une utilisation sociale de tous les espaces urbains - ce qu'on appelle la réforme urbaine - ce qui pourrait améliorer les conditions de logement et la qualité de vie en général dans les villes vers lesquelles se sont dirigées d'une façon chaque fois plus intense les masses des expulsés des campagnes par les grandes cultures d'exportation.
- En nous ouvrant des perspectives sombres pour le futur, dans la mesure où le type de globalisation qui est jusqu'à maintenant triomphante, sous le commandement des grandes entreprises internationales et des intérêts du capital spéculatif, ne s'occupe pas des exclus, les abandonnant à leur sort. Elle nous impose des règles de commerce et d'investissement international fondées sur un droit de proprièté sans aucune restriction sociale. Ce droit assure aux entreprises et aux investisseurs, intressés à gagner de l'argent au Brésil, tous les droits pour utiliser, retirer des fruits et abuser à leur profit de la propriété du capital investi chez nous, contre les générations futures - par des crimes écologiques - et contre l'action des gouvernements qui éventuellement pourraient vouloir s'opposer, au nom des intérts de la population du pays, à des méthodes et des types de production qui ne respectent pas les droits des citoyens brésiliens. Heureusement la conscience de toutes ces questions augmente dans mon pays, ce qui nous fait quand même garder l'espoir de construire au Bésil une société plus juste.

Traduction DIAL. En cas de reproduction, mentionner la source DIAL.