Dans un exposé
délivré directement en français lors du Colloque
organisé par l'Assemblée nationale et la Mission interministérielle
pour la célébration du centenaire de la loi 1901 (Paris,
25 juin 2001), Francisco Whitaker Ferreira, secrétaire exécutif
de la Commission brésilienne Justice et paix, revient sur les origines
de l'inégalité sociale au Brésil. Le droit à
la propriété de la terre, qui s'est substitué au
droit de posséder des esclaves, continue de marquer radicalement
les structures sociales de tout le pays, qui sont caractérisées
par la concentration de la richesse et un taux élevé de
pauvreté.
Exclusion et inégalité sociale
Si nous voulons que nos sociétés s'organisent selon les
principes de la Déclaration universelle des droits de l'homme,
l'exclusion sociale est en elle-même inacceptable, puisqu'elle nie
déjà le premier article de cette Déclaration : "Tous
les hommes naissent libres et égaux en dignité et droits.
Ils sont dotés de raison et conscience et doivent agir les uns
par rapport aux autres avec esprit de fraternité. En fait,
l' "exclusion" signifie que ceux que lon appelle, par convention, les
"exclus", n'ont pas accès à tous les biens et services produits
par toute la société, et dont nous avons tous besoin pour
avoir une vie digne d'un être humain. Dans mon pays, le Brésil,
cette question est réelle et très grave : une des caractéristiques
fondamentales de ce pays est la forte concentration de la richesse et
l'énorme inégalité des conditions de vie de la population,
contrastant avec l'abondance des richesses naturelles, l'immensité
du territoire, la beauté des paysages et l'affabilité des
gens. D'un côté, des privilégiés - tous riches,
quoique à des degrés variables, de richissimes à
moyennement riches - qui mettent les ressources du pays à leur
service, et puis au-dessous d'eux ceux qu'on appelle les classes moyennes,
qui aspirent aussi à devenir des riches. Tous mènent un
train de vie semblable ou supérieur à celui des classes
moyennes des pays développés. Beaucoup font aussi du tourisme
dans le reste du monde, et les richissimes s'intègrent à
la jet set internationale, que l'on retrouve, par exemple, avec
des résidences secondaires à Paris. De l'autre côté,
une majorité écrasante - 100 millions sur 170 millions -
vit dans la pauvreté, au sein de laquelle environ 32 millions de
personnes sont dans la misère, et même dans les plus abjectes
conditions de vie, d'après les indices du développement
humain de l'ONU. En plus de sa gravité, ce problème s'approfondit
toujours plus. Un des champions mondiaux de la concentration de la richesse,
le Brésil voit cette concentration grandir : en 1961, les 50 %
plus pauvres se partageaient 14,5 % du revenu national, un peu plus de
ce que recevait le 1 % plus riche, qui se partageait 13,4 % de ce revenu.
14 ans après, en 1995, la concentration continuait à être
énorme et, en plus, le rapport s'est inversé : la participation
des 50 % plus pauvres baissait à 13,3 % du revenu national, tandis
que celle du 1 % plus riche dépassait celle des pauvres, allant
jusqu'à 14,4 %. (...)
Inégalité et banalisation
Cependant, bien que représentant seulement un tiers de la population
brésilienne, les riches et classes moyennes forment un "marché"
de soixante millions de personnes, masse démographique comparable
à celle des grands pays européens, et donc suffisante pour
faire fonctionner toute une économie dynamique. Cette économie
crée pour ainsi dire un écran cachant la population pauvre,
qu'elle éloigne des zones de travail et de commerce, et construit,
dans les grandes et moyennes agglomérations urbaines, des "bulles"
de modernité que pourraient nous envier les pays riches. Bien sûr,
la pauvreté et la misère de la majorité arrivent
à pénétrer dans ces bulles protégées,
et avec elles la violence qui naît de la difficulté de survivre
par le travail, du manque de perspectives, de la drogue qui se répand
partout. Or, tout en scandalisant les visiteurs des pays moins inégalitaires,
l'inégalité sociale brésilienne s'appuie sur un troisième
problème : sa banalisation. Elle est en fait acceptée, comme
une donnée presque naturelle de notre réalité sociale,
par la majorité des Brésiliens. Elle fait partie du quotidien
du peuple brésilien, qui ne porte pas vraiment sur elle de regard
critique. Les privilégiés, eux-mêmes, n'éprouvent
aucune gne à étaler leurs richesses. L'écran créé
par la réalité économique visible est renforcé
par la propagande officielle, qui cache les vrais problèmes, dont
les nouvelles distorsions provoquées par une globalisation au service
du grand capital international. Cest le cas, par exemple, des accidents
du travail dans des activités qui viennent d 'être privatisées.
Les nouveaux maîtres cherchent à baisser les coûts
en diminuant les effectifs, par la sous-traitance à d'autres entreprises,
souvent moins bien préparées techniquement : des accidents
du travail se multiplient dans ces autres entreprises sans que ceux-ci
apparaissent dans les bilans de l'entreprise qui sous-traite.
Racines historiques de l'inégalité
Or, au Brésil, la concentration de la richesse, l'inégalité
sociale et sa banalisation prennent en fait leurs racines, historiquement,
et avec un lien direct de cause à effet, dans la façon dont
l'exercice du droit de propriété - qui développe
en soi-mme l'égoïsme et l'insensibilité - est devenu
un droit exclusif d'un nombre réduit de privilégiés,
et qui, maintenu intouchable et sans limites, nous plonge actuellement
dans des perspectives peu rassurantes, comme j'essayerai de le montrer.
La première expression de cette distorsion dans l'exercice du droit
de propriété, avec des effets sociaux plus profonds, est
apparue au milieu du XIXme sicle, avec ladite "Loi des terres", promulguée
en 1850, presque au même moment qu'une autre loi qui l'avait rendue
nécessaire : la loi interdisant le trafic des esclaves noirs de
l'Afrique vers le Brésil. Ce trafic, qui avait commencé
en 1570, était déjà devenu illégal, par une
loi promulguée en 1831 sous la pression de l'Angleterre, nouvelle
puissance coloniale en guerre contre les bateaux qui amenaient de la main
doeuvre achetée en Afrique pour les plantations de sucre et ensuite
de café. Mais c'était une loi "à ne pas appliquer",
et qui a donné lieu à l'expression, courante au Brésil,
pour nommer des choses qui ne sont pas à prendre au sérieux
: "juste pour que les Anglais le voient..."`. La pression anglaise
cependant - dont il serait trop long d'aborder ici les intérêts
économiques en jeu - s'est faite alors plus forte, jusqu'à
la menace, en 1849, d'occupation de tous les ports brésiliens si
le trafic continuait. Or cette loi allait faire monter le prix des esclaves
et donc créer des difficultés aux grands planteurs de café
- devenu, après le cycle du sucre, la principale culture d'exportation
du pays - qui dépendaient de beaucoup de "bras", comme on disait,
pour le cultiver. En effet, ces prix ont alors presque doublé.
En prévoyant alors ces difficultés, l'article 18 de la Loi
des terres, dont je parlerai spécifiquement plus avant, a autorisé
le gouvernement à "faire venir des colons", c'est-à-dire
des travailleurs dits "libres" des pays européens - ce qui aiderait
aussi ces derniers à résoudre des problèmes d'excès
de main d'oeuvre. Mais, pour l'expansion de la production du café
à large échelle - y compris vers de nouvelles terres, le
café étant un produit en acceptation croissante sur les
marchés européens - il fallait assurer deux conditions :
d'un cté, que les "bras" venant pour remplacer les esclaves restent
effectivement dans les plantations de café ; d'un autre côté,
que les terres soient maintenues sous le contrôle privé des
fazendeiros [grands propriétaires terriens], pour éviter
que les immigrants nouveaux venus aient la "tentation", si on peut le
dire, d'obtenir des terres pour eux, afin de réaliser les rêves
qui leur étaient proposés pour les conduire à immigrer.
La main d'oeuvre garantie
En ce qui concerne le besoin de maintenir les immigrants dans les plantations,
les planteurs de café ont mis en place pour ainsi dire un nouveau
système d'esclavage, qui d'ailleurs est scandaleusement utilisé
chez nous jusqu'à nos jours : la dépendance et la soumission
par les dettes. En effet, au début du processus d'immigration,
les fazendeiros finançaient le voyage vers le Brésil
de "leurs" travailleurs immigrés, ainsi que leurs premires dépenses.
Amenés vers les plantations pour y travailler sous des régimes
comme celui du "partenariat", ils avaient aussi une ouverture de crédit
chez leurs nouveaux patrons pour acheter les biens dont ils avaient besoin.
Leurs dettes augmentaient ainsi jusqu'à devenir pratiquement impossibles
à payer - d'autant plus que les prix pratiqués par leurs
patrons n'étaient pas nécessairement des prix de faveur,
de mme que les taux d'intérêt et de change. Ainsi, tout en
étant dans une condition différente et supérieure
à celle des esclaves, avec qui ils ont encore longtemps coexisté
à l'intérieur des fazendas, leur condition de travailleurs
"libres" n'était donc qu'une figure de rhétorique. Face
à la réaction de ces travailleurs - il y a même eu
des révoltes - les fazendeiros ont utilisé d'autres
sysètmes, comme celui de l'implantation de "colonies" à
l'intérieur de leurs fazendas - le nom de "colons" donné
aux immigrants ainsi installés avait ici le sens d'"employés"
et non le sens donné à ce mot pour ceux qui partaient d'Europe
pour coloniser les nouvelles régions d'Amérique du Nord
et d'Australie. Il y a quand même eu des projets officiels de colonisation,
à partir de 1870, financés par le gouvernement. Ces projets
installaient cependant les colons dans des terres non propices à
la production de café, avec l'intention de les faire se consacrer
à la production de biens d'alimentation, tout en constituant des
viviers de main-d'oeuvre pour les producteurs de café. Ce système
n'a cependant pas eu les résultats escomptés, même
si il a quand même éloigné les travailleurs "libres"
de la concurrence pour le contrôle de la terre.
Le contrôle sur les terres
En ce qui concerne ce contrôle, ceux qui détenaient le pouvoir
politique ont alors fait, sur mesure, la Loi des terres : par l'application
de cette loi les fazendeiros passaient de "l'esclavage des noirs
à esclavage de la terre", d'après l'heureuse expression
d'un spécialiste brésilien de cette question. Dans un régime
de terre libre, le travail devait être esclave. Dans un régime
de travail libre, la terre doit devenir esclave. La terre jusqu'alors
n'avait pas de valeur commerciale. Elle était abondante et obtenue
facilement : soit par la simple occupation, soit gracieusement, par concession
de la Couronne - par le système de sesmaria amené
du Portugal au Brésil en 1530, et qui a pris fin seulement avec
l'indépendance du Brésil en 1822, et qui a fait surgir une
classe sociale privilgiée. Donc, la loi numéro 176; 601,
du 18 septembre 1850, dite Loi des terres, a donné de la valeur
commerciale à la terre : elle n'était plus libre, elle devenait
une marchandise, proprièté de la Couronne, ou alors de ceux
qui pouvaient montrer des titres de proprièté légitimés
par des notaires, à partir des "lettres de sesmaria" reçues
de la Couronne ou des preuves "d'occupation pacifique et sans contestations".
À partir donc de 1850, ceux qui voulaient posséder des terres
devraient les acheter, soit dans des ventes aux enchères faites
par la Couronne - propriétaire de tout le territoire non encore
occupé - soit à ceux qui les possédaient djà.
En fait, faciliter l'accès à la terre aurait rendu impossible
de disposer de la main-d'oeuvre de l'immigrant venu remplacer les esclaves.
Un délai de quatre ans a été fixé pour obtenir
des titres de proprièté chez les notaires - période
pendant laquelle les falsifications se sont multipliées, donnant
lieu à des pratiques de corruption qui marquent jusqu'à
aujourd'hui les questions de titularisation de terres au Brésil.
Ces pratiques se sont d'ailleurs poursuivies jusqu'à la fin du
siècle, facilitées par de nouvelles lois qui ont augmenté
ce délai, particulirement à São Paulo, lieu ou l'expansion
de la production de café était la plus forte. Ceux qui avaient
des "lettres de sesmaria" - vraies ou falsifiées - avaient
la priorièté, par rapport à de simples occupants,
pour recevoir les titres de proprièté. Un autre procédé
a t alors inauguré : l'expulsion des simples occupants. Ces procédés
sont aussi, jusqu'à aujourd'hui, une constante dans la plupart
des conflits de la terre, avec des posseiros sous la pression des
hommes de main chargés, par ceux qui revendiquent la propriété
de la terre que ces posseiros occupent, parfois depuis des décennies,
d'utiliser tous les moyens disponibles pour qu'ils abandonnent leurs cultures
et leurs maisons, si besoin même en détruisant leurs cultures,
incendiant leurs maisons ou assassinant ceux qui résistent le plus,
ou même ceux qui pourraient se mettre à les défendre.
Droit de propriété et inégalité sociale
Le droit de propriété, et la façon dont il a été
assuré au Brésil, a commencé alors à marquer
d'une façon indélibile la structure sociale brésilienne,
et donc la concentration de la richesse et l'inégalité qui
la caractérise. La scission de la société en deux
- celle des seigneurs et celle des esclaves - s'est consolidée,
en mettant en plus de ces derniers les nouveaux travailleurs immigrés.
Si les esclaves n'avaient évidemment aucune possibilité
d'acheter des terres, les immigrés ne pouvaient pas non plus le
faire, à cause de l'endettement auprès de leurs patrons
ou même de l'ignorance des procédures locales pour accéder
éventuellement à des titres de proprièté sur
des terres qu'ils pourraient aussi éventuellement occuper. En d'autres
termes, d'un côté, une classe des propriétaires, qui
passait de la propriété des esclaves à la propriété
de la terre, sans avoir subi la compétition, pour l'accès
à la terre, des travailleurs immigrants venus d'Europe ; de l'autre,
la masse des esclaves - rendus d'ailleurs juridiquement libres seulement
en 1888 - et, dans leurs cultures de survie, les descendants des Indiens
ayant survécu au génocide pratique par les premiers envahisseurs
du territoire brésilien et à l'esclavage imposé jusqu'à
1758. La population du Brésil est estimée, vers 1700 à
3 millions d'habitants. L'arrivée d'esclaves s'est traduite par
une augmentation très importante de la population. Ainsi, seulement
entre 1830 et 1850, le Brésil a "importé" 700 000 Africains.
En 1850, l'estimation du nombre d'esclaves monte déjà à
4 millions. Leurs descendants - noirs et métis - forment, aujourd&'hui,
dans les différents États, d'un peu moins de la moitié
aux deux tiers de la population. Avec les descendants de travailleurs
"libres" qui n'ont pas, pour ainsi dire, "réussi", et les descendants
des Indiens, ils correspondent bien aux deux tiers des "exclus" de mon
pays. Dans la pyramide des salaires dans le marché de travail brésilien
les hommes blancs se situent en haut, ayant en dessous d'eux les femmes
blanches, qui gagnent d'ailleurs, en moyenne, 60 % de ce que gagnent les
hommes. Au dessous d'elles les hommes noirs, qui gagnent entre 47 % (à
Salvador, Bahia) et 76 % (à Belo Horizonte, Minas Gerais) de moins
que les femmes blanches, et, au dessous d'eux, les femmes noires.
L'accès tardif à la propriété
La possibilité, pour les travailleurs immigrés, d'acheter
des terres avec les économies qu'ils pouvaient avoir fait après
avoir payé leurs dettes, leur a été donnée,
en fait, seulement à l'occasion de la crise de 1929. Notons qu'encore
en 1918 les fazendas de café étaient énormes.
En cette année, à São Paulo, la plus grande industrie
employait 3 000 ouvriers, alors qu'il y avait des plantations de café
qui employaient plus de 8 000 travailleurs. En 1929 cependant, la terre
ayant perdu de sa valeur, beaucoup de fazendeiros ont dû
abandonner les productions agricoles ou vendre des morceaux de leurs propriétés,
de même que des lotissements ruraux pour des petits propriétaires
ont été lancés dans les frontières agricoles.
Les actuelles classes moyennes brésiliennes surgissent de cette
possibilité ainsi ouverte à ces travailleurs, associée
à l'immigration financée par les immigrants eux-mêmes
et celle financée par le gouvernement à partir de 1870 -
un million six cent mille immigrants tant arrivés entre 1881 et
1913. Cette immigration a été dirigée vers l'industrie,
déjà au XIXème sicle, et vers les projets officiels
de colonisation de petites propriétés, avec une implantation
plus forte dans les États du sud du pays. L'actuelle situation
sociale au Brésil serait donc en fait bien différente si
nous avions réussi à donner l'accès à la propriété
de la terre à un nombre plus grand de personnes au long du processus
d'occupation de notre territoire, tout au moins à partir de l'indépendance
du pays en 1822. Les États-Unis ont eu un meilleur sort : en 1862,
douze ans aprs la loi qui, au Brésil, "fermait" cet accès
en permettant la formation des grandes propriétés rurales,
une loi américaine limitait, chez eux, la dimension des propriétés
agricoles. Il y a eu aussi chez nous ceux qui essayaient dès cette
époque de faire notre réforme agraire. Mais ils n'ont jamais
eu la possibilité de vaincre la résistance des grands propriétaires
terriens. Encore en 1964, en pleine moitié du siècle dernier
- plus de cent ans après la Loi des terres - cette résistance
a même mené à un coup d'état : un des principaux
arguments des militaires brésiliens pour faire tomber le gouvernement
constitutionnel et prendre le pouvoir a été l'intention
déclare de ce gouvernement de faire - enfin - la réforme
agraire chez nous. Moi-même j'ai payé quinze années
d'exil - ce qui m'a permis quand même d'apprendre un peu le français
- pour avoir travaillé à la planification de cette réforme
au sein de l'organisme chargé, par le gouvernement déchu,
de la réaliser.
Le droit de propriété dans les villes
Les effets pervers d'un accès restreint à la proprièté
privée de la terre ne se réduisent cependant pas aux racines
historiques de l'exclusion et de l'inégalité sociale. Nos
villes connaissent aujourd'hui d'autres effets de l'exclusion liés
à la proprièté de la terre urbaine, comprise comme
intouchable. En effet, l'expulsion des petits agriculteurs par les grandes
cultures d'exportation et les difficultés à survivre à
la campagne, associée à la non réalisation d'une
réforme agraire, ont provoqué au Brésil un processus
d'urbanisation gigantesque et rapide. Il y a soixante ans, en 1940, la
population urbaine ne représentait que 26,34 % de la population
totale ; en 1980, ce pourcentage arrivait djà à 68,86 %,
pour atteindre 75,6 % en 1991, 78,4 % en 1996 et 81,20 % à l'année
2000. En dix ans, de 1970 à 1980, le nombre de grandes villes ayant
plus d'un million d'habitants est passé de cinq à dix. Or,
ce sont les pauvres de la campagne qui sont allés en masse vers
les villes. Mais le nombre d'emplois urbains n'était pas suffisant
pour absorber cet afflux de population, et cette urbanisation est en effet
une urbanisation de la pauvreté : les pauvres de la campagne, en
démnageant vers les villes, concentrent la pauvreté. Un
des principaux problèmes de cette population sans travail concentre
dans les villes est celui du logement. Elle va vivre alors dans des maisons
précaires, dans les périphries urbaines. Celles-ci représentent
jusqu'à la moitié des logements existants. Les favelas
- des habitations fragiles montées dans des terrains envahis, souvent
sur des aires à fort risque d'inondations, de glissements de terrain,-
constituent autour de 20 % des habitations, et même, dans la principale
ville du Nord-Est du Brésil, jusqu'à 46 % de celles-ci.
Ces périphéries des villes atteignent alors de vastes dimensions,
avec de grands espaces vides sans usage. Or ces espaces vides, qui augmentent
considérablement le coût des équipements d'infrastructure
urbaine qui doit couvrir toute la ville, sont dus au droit de propriété
utilisé négativement : les propritaires des grandes parcelles
de terre rurale atteintes par l'expansion des zones urbaines préfèrent
ne pas les mettre de suite en vente pour un usage urbain, afin de spéculer
sur leur valeur. Ou alors ils vendent des petits lots à la limite
de leurs terres et des frontières de la ville, de façon
à "encercler" leurs terres par une occupation urbaine qui augmentera
encore plus leur valeur de vente, après l'installation des équipements
urbains dans les lots qu'ils ont vendus.
Les limites au droit de propriété
Tous ces maux ne pouvaient pas ne pas mettre en question un droit de propriété
conçu comme naturel et imprescriptible, inviolable et sacré,
essentiel et inalinable, absolu, exclusif et perptuel. Il ne faut pas
oublier que déjà en 1850, quand la Loi des terres a été
adoptée, un Français, Auguste Comte, parlait des limitations
du droit de propriété, avec le concept de "fonction sociale
de la proprièté". En effet, le Brésil a vécu
de 1985 à 1988 une période exceptionnelle de révision
de nos droits et devoirs, lors de l'élaboration de la nouvelle
Constitution, à la fin de la dictature militaire, élaboration
qui s'est faite avec une intense participation de toute la société.
Cette Constitution, promulguée en 1988, dit que le droit de proprièté
n'est légitime que si et lorsque la propriété accomplit
une fonction sociale dirigée vers la justice sociale. Au lieu donc
de rester cantonnée à un droit individuel, ou comme institution
du droit privé, la proprièté est devenue une institution
de l'ordre conomique, et doit respecter les principes de cet ordre, dont
la finalité est d'assurer à tous une existence digne, conformment
aux exigences de la justice sociale. La Constitution a alors prévu
plusieurs limitations au droit de la proprièté rurale, par
le fait de la considérer non plus seulement comme un bien patrimonial
mais aussi comme un bien de production - les terres non productives pouvant
alors être expropriées par le gouvernement à des fins
de réforme agraire. Le lobby des grands propriétaires de
terre, plus fort que celui de ceux qui se battaient pour cette réforme,
a russi cependant à réduire la capacité du gouvernement
de la faire, en obligeant par exemple que les terres expropriées
soient payées en argent comptant. Mais le principe de la fonction
sociale a été retenu, et avec lui la possibilité
d'obliger les propriétaires de terrains urbains à ne plus
attendre indéfiniment l'augmentation de la valeur commerciale de
ceux-ci : il devient ainsi possible de fixer des délais pour donner
une utilisation à ces terres situées dans des espaces urbains,
sous peine d'être obligés de les diviser pour les vendre,
ou même d'être expropriés. Il y a cependant un long
chemin entre la réalité des lendemains et l'enthousiasme
de l'élaboration d'une Constitution - dite citoyenne - qui ouvrait
des portes pour faire face aux problèmes sociaux brésiliens.
Ainsi, beaucoup de ses principes restent lettre morte, et plusieurs amendements
ont déjà bien réduit la porte de cette Constitution,
tout au long des annes passées depuis son adoption, en 1988.
Conclusion
Le thème de mon exposé, proposé par les organisateurs
de ce Colloque était le rapport entre l'exclusion au Brésil
et le droit de proprièté. J'espre avoir aidé à
voir comment ce rapport joue: - Aux racines de la vraie iniquité
sociale représentée par l'exclusion, la concentration de
la richesse et l'inégalité sociale dont aujourd'hui nous
Brésiliens devrions avoir honte, le droit de proprièté
a été le premier instrument utilisé, il y a déjà
un siècle et demi, pour empêcher une partie significative
de notre population d'accéder à la terre, en construisant
ainsi les bases d';un processus continuel d'exclusion.
- En bloquant aujourd'hui la réforme de la structure de propriétè
de la terre rurale - ce qu'on appelle la réforme agraire - qui
pourrait aider à faire passer des centaines de milliers de Brésiliens
de la condition d'exclus à celle de petits agriculteurs, augmentant
ainsi notre marché intérieur et donc nos possibilités
de dveloppement conomique. En bloquant aussi une utilisation sociale de
tous les espaces urbains - ce qu'on appelle la réforme urbaine
- ce qui pourrait améliorer les conditions de logement et la qualité
de vie en général dans les villes vers lesquelles se sont
dirigées d'une façon chaque fois plus intense les masses
des expulsés des campagnes par les grandes cultures d'exportation.
- En nous ouvrant des perspectives sombres pour le futur, dans la mesure
où le type de globalisation qui est jusqu'à maintenant triomphante,
sous le commandement des grandes entreprises internationales et des intérêts
du capital spéculatif, ne s'occupe pas des exclus, les abandonnant
à leur sort. Elle nous impose des règles de commerce et
d'investissement international fondées sur un droit de proprièté
sans aucune restriction sociale. Ce droit assure aux entreprises et aux
investisseurs, intressés à gagner de l'argent au Brésil,
tous les droits pour utiliser, retirer des fruits et abuser à leur
profit de la propriété du capital investi chez nous, contre
les générations futures - par des crimes écologiques
- et contre l'action des gouvernements qui éventuellement pourraient
vouloir s'opposer, au nom des intérts de la population du pays,
à des méthodes et des types de production qui ne respectent
pas les droits des citoyens brésiliens. Heureusement la conscience
de toutes ces questions augmente dans mon pays, ce qui nous fait quand
même garder l'espoir de construire au Bésil une société
plus juste.
Traduction DIAL. En cas de reproduction, mentionner
la source DIAL.
| |