19 décembre 2001.
Aujourd'hui restera sans doute
dans les mémoires de tous les Argentins. En effet, le lundi ont
commencé de façon quasi spontanée dans toutes les
régions d'Argentine des pillages, sauf à Buenos Aires.
La principale ville touchée fut Rosario. Malgré les saccages
de supermarchés et la répression dans tout le pays, ces
événements ne firent pas la une des journaux locaux car
ils ne concernaient pas la capitale. Mais mardi, les saccages de supermarché
ont commencé timidement à pénétrer dans
Buenos Aires. Aujourd'hui, mercredi, ce fut massif et jusque dans le
centre ville : comme dans les pires films d'horreur, les pauvres (morts-vivants
de notre époque) sont sortis des bidonvilles (nos cimetières
sociaux) en masse. Ils avaient faim. Et ils sont aller chercher à
manger là où il y a de la nourriture : dans les supermarchés.
Mais pas dans les grands Carrefour ou Auchan de Buenos Aires, non :
dans les petits supermarchés (ce qu'en France on appelle du nom
charmant de superette), sans personnel de sécurité, maintenus
par leur propres propriétaires. Hobbes aurait pu être ravi
: enfin c'est la guerre des pauvres. Des pauvres morts de faim qui se
jettent dans un magasin tenu par une personne un peu moins pauvre qu'eux,
qui dans certains cas se fait justice elle-même, tuant un ou deux
des assaillants, mais qui, de toutes facons, perdra tout, rejoignant
ainsi le camps des morts de faim, ruinés. Dans d'autres cas,
la police (d'autres pauvres) tire dans la foule, tue un ou deux des
assaillants, mais est totalement débordée par les événements.
Ce soir, notre président décrète l'état
de siège, chose qui n'était pas arrivée depuis'1989,
à l'occasion d'une autre vague de saccages de magasins.
En 1975, l'Argentine avait 12% de sa population sous le seuil de pauvreté.
Aujourd'hui, 40%. Le coup d'État militaire de 1976 n'est bien
évidemment pas étranger à tout cela. Le changement
de politique économique fut dès le premier jour radical
: c'était la fin de l'industrie nationale et le début
du saccage de l'État de la part des grands groupes économiques
locaux et internationaux.
Je crois qu'il vaut la peine, si on veut avoir une explication ferme
de ce qui se passe en ce moment, de faire un peu d'histoire. Comment
en est-on arrivé à l'absurde situation d'un pays qui est
un des grands exportateurs de produits alimentaires de toute sorte,
et où ses habitants sont poussés à saccager de
temps à autre les magasins pour pouvoir manger ?
Situation peut être unique au monde, où les dirigeants
d'un pays en voie de développement désindustrialisent
et argumentent que c'est ainsi que nous progresserons, à l'encontre
de tout sens commun. La dictature militaire a donc ouvert ses portes
aux importations, détruisant ainsi l'industrie locale et finançant
la consommation des habitants avec la dette extérieure. Ainsi,
la croissance sera rendue impossible lors du retour de la démocratie
durant toutes les années 80 ('la décennie perdue', l'appelle-t-on)
qui se termineront avec l'hyperinflation de 1989 (1 000 % par an, oui,
c'est possible, ça fait descendre tous les salaires et ça
provoque le saccage des supermarchés').
Dans les années 90, se reproduit le même schéma
: croissance financée par la dette extérieure durant les
années du président Menem, puis de l'actuel président
De la Rua qui ne sait pas comment la payer. Alors cette fois, ce n'est
pas l'inflation qui appauvrit, c'est le chômage : 18,5 % officiellement.
Sachant qu'il n'y a pas d'indemnisation pour les chômeurs, la
question (qui revient tout le temps quand j'explique cela à un
Francais) est : comment font les gens pour vivre ? Justement, c'est
la question du moment. Pour payer les intérêts de la dette,
l'État puise dans le budget social. Mais ce budget est justement
ce qui fait vivre les gens sans boulot : beaucoup d'enfants vont à
l'école pour se nourrir (la fameuse cantine), les hôpitaux
sont gratuits (et le restent miraculeusement) et s'ajoutent à
cela les divers plans sociaux. De fait, ces ressources fonctionnent
pour les gens comme un salaire. Elles leur permettent de vivre.
Pour payer les intérêts qui tombent en cette fin d'année,
et ainsi respecter les directives du FMI (ne pas tomber en cessation
de payement), le gouvernement a simplement coupé tous les vivres
du budget social prévu pour décembre et les a versés
au payement de la dette. C'est pourquoi tous les saccages ont cette
caractéristique d'être spontanés, sans revendication
politique, soutenus par aucune structure politique ou syndicale (aucune
structure ne pourrait soutenir un tel mouvement).
Nous sommes donc arrivés à un tournant dans l'histoire
du pays, qui n'offre, contrairement à 1989 (ou Menem apparaissait
comme un sauveur), aucune alternative viable. En effet, à gauche
personne n'a pu se relever de la destruction idéologique et physique
(30 000 disparus, combien d'exilés') qu'a imposée la dictature
de 1976. Les deux partis majoritaires (radicaux et péronistes)
semblent impuissants, ruinés par des alternances sans succès
depuis le retour de la démocratie.
Beaucoup d'intellectuels ont peur que tout cela n'ouvre la porte à
une figure de la "droite extrême", qui pourrait avoir
le nom du péroniste Ruckauf, gouverneur de la province de Buenos
Aires (la plus puissante du pays) et qui a commencé son mandat
en nommant l'ancien militaire putchiste Rico ministre de l'intérieur.
Il a demandé cette semaine au parlement provincial les pleins
pouvoirs pour appliquer une sévère réduction de
l'effectif des fonctionnaires de la province'
L'histoire est en train d'avancer à un rythme incroyable. Le
décret d'état de siège a été annoncé
ce mercredi 19 décembre vers 22h30 par le président De
la Rua lui-même. Spontanément, la classe moyenne a réagi
et a commencé à répondre en faisant du bruit avec
tout ce que les gens avaient sous la main, bouteilles, casseroles, etc...
Ils sont descendus dans la rue défiant l'état de siège
et se sont rassemblés aux points centraux du pays. Avec mes parents
nous sommes allés vers la plaza Congreso, au milieu d'un fleuve
de gens qui descendaient l'avenue Callao à contresens. De là,
nous sommes allés vers le Palais Rose (Casa Rosada), notre Élysée
local. La quantité de gens était impressionante. Jamais
il n'y a eu autant de monde comme hier dans les rues. Conséquence
immédiate : Cavallo et tout les ministres ont démissionné...
Peu après, la police charge, gaz lacrimogène, prisonniers,
12 morts au total. À peine suis-je arrivé à la
place centrale (plaza de Mayo), les gaz ont commencé, nous nous
sommes réfugiés à l'Obélisque, d'autres
sont retournés vers la plaza Congreso. Chaque groupe est retourné
à l'assaut de la place par trois fois, et chaque fois on se retirait
à cause des gaz. La quatrième fois fut la bonne : la place
était à nous, et tout ça à 3 heures du matin
!
Au même moment, l'autre groupe avait pris la plaza Congreso et
était même rentré dans le palais du Congrès
national. La police a chargé ce groupe-là (j'étais
alors revenu comme la plupart des gens). La place est à trois
blocs de chez moi : on a donc vu la barbarie policière presque
en direct. Ils ont chargé sur le Congrès (2 morts) et
ont pourchassé les gens jusque chez eux (ils rentraient dans
les maisons qui accueillaient les réfugiés...). On appelle
ça l'état de siège...Et ça impressionne
beaucoup.
Après cette journée et cette nuit de folie, au matin on
ne sait toujours pas ce qui va se passer durant la journée. Les
occupants de la Plaza de Mayo sont restés toute la nuit et ce
matin à 9h, ils ont commencé à les virer (ils étaient
200 environ) et on vient de m'annoncer que la police a chargé
sur la place (il est 11 h 30 et je suis au boulot depuis 1 heure environ,
je ne sais pas où je serai dans 2 heures...)
Le problème que pose cette spontanéité, c'est qu'il
n'y a aucune direction. Les commentaires des manifestants sont confus,
beaucoup d'entre eux manifestent pour la première fois, et il
y a un truc bizarre : il n'y a aucun drapeau, sauf quelques drapeaux
argentins. Les trotskistes ont essayé de les déployer
(évidemment tout cela correspond au petit manuel de la Révolution)
mais tout de suite une masse (je ne dis pas une structure, je dis une
masse, ce qui est très différent) les en a empêchés.
Les détériorations de matériels et les bris de
vitrines se sont concentrés sur les grandes banques internationales.
Le refus de toute structure m'impressionne. Seule les mères de
la Place de Mai (les Madres de Plaza de Mayo) sont respectées
(la charge de la police montée à cheval en ce moment se
fait sur elles, qui étaient venues soutenir les manifestants).
La seule solution à tout cela est politique, mais comment faire
si personne ne guide ce mouvement?
Tout cela rappelle sûrement le 17 octobre 1945 pour les Argentins
(quand les ouvriers sont descendus de toute la ville sur la même
plaza de Mayo pour exiger la liberté de Perón, avec la
même confusion et spontanéité) mais cette fois-ci
il n'y a pas de Perón ni rien qui lui ressemble. Pour les Français,
il doit y avoir une analogie avec la Révolution française
(que souligne le journal progressiste Página 12 - je vous conseille
la page <http://www.pagina12.com.ar>
pour suivre les évenements) où tout commence par la faim
du peuple et s'achève avec la révolution bourgeoise...
Jeudi 20 décembre. Voilà, c'est le début
d'autre chose. Le president De la Rua a finalement demissionné
ce soir. Après être sorti du boulot, je suis allé
sur les "barricades" improvisées (comme tout le reste
dans cette agitation spontanée) et j'ai encore respiré
du gaz. Ça devient presque une habitude. Beaucoup de gens qui
sont au milieu de cette agitation sont des personnes qui n'avaient jamais
été à une manif, et ils sont tombés sur
celle-ci. La plus dure de toutes, car les gens ne partaient pas, la
police chargeait en lançant des gaz, tout le monde se repliait,
et quand les gaz disparaissaient, on repartait à l'assaut...
tout est une question de pratique en fin de compte. Les gaz c'est stupide,
et on le sait : il suffit de s'éloigner et de revenir : ça
disperse ceux qui ne sont pas très décidés, en
général. Mais là non, les gens revenaient, avaient
compris le système. Que restait-il à la police pour défendre
la Plaza de Mayo ? Je crois qu'il ne restait, pour aller au bout de
cette folie, que les 5 morts par balles que l'on a pu compter, 5 morts
qui faisaient enrager encore plus les gens. Au total, dans ces 2 jours
de folie, 22 morts, plus de 1 500 détenus, 200 blessés.
Le président ne pouvait pas tenir. Voir la quantité de
pierres écrasées contre le sol de l'Avenida de Mayo est
une des grandes images que je garderai de la journée. C'est mon
avenue préférée, et la voir transformée
en champ de bataille m'a suffi pour comprendre que quelque chose allait
changer.
Le soir venu, les pillages sont revenus, dans le centre ville cette
fois. Tous les gamins venus des quartiers pauvres du sud de la ville
venaient piquer des appareils électroménagers. L'ambiance
est ce soir pesante, et on ne peut vraiment pas sortir, tout finit dans
une terrible confusion : groupes de pilleurs s'affrontant à des
groupes de voisins qui s'organisent pour éviter les saccages,
ces mêmes voisins qui recevront l'arrivée des policiers
en les applaudissant (les mêmes policiers qui les avaient chargés
durant la nuit d'hier), policiers en civil ou en tenue rôdant
dans les rues (d'une manière qui, selon mes parents, ressemble
énormément au comportement des militaires durant le dernier
coup d'État de 1976), arrêtant n'importe qui avec une violence
sans contrôle, jets de toutes sortes d'objets depuis les balcons
contre les policiers qui poursuivent les pilleurs...
Des contradictions résumeraient ce que fut cette masse informe
: refus de toute structure syndicale et politique (à noter l'absence
de tout drapeau ou couleurs qui ne soient pas les couleurs nationales),
refus du modèle économique néolibéral (en
ce sens c'est peut-être la première victoire locale du
mouvement antinéoliberal, anti-FMI, et en partie antiglobalisation
(car la demande revient souvent de protéger l'industrie nationale).
On pourrait y voir comme la relance de ce mouvement après les
attentats des tours jumelles au niveau mondial. On y trouve un nationalisme
porté très haut, une solidarité avec les saccages
opérés par les pauvres (qui ont continué aujourd'hui),
une compréhension de la part des commerçants qui se sont
fait piller, un rejet des personnages publics en général,
des forces de sécurité et du décret déclarant
l'état de siège...
Bien évidemment, comme le suggère tout ce que j'ai pu
écrire durant ces deux journées : aucune proposition concrète
de consensus, même si la réaction des partis fut de réclamer
enfin une indemnisation généralisée pour les chômeurs
(avec 18,5 % de chômeurs...il était temps). Je peux préciser
maintenant la cause des saccages qui ont commencé lundi : apparemment
le payement de la dette s'est fait sur les réserves du pays et
c'est la limite imposée au retrait d'argent qui a eu lieu la
semaine dernière qui serait à l'origine des saccages :
notre pays a, en effet, comme beaucoup de pays du tiers monde, deux
marchés : le noir et l'officiel. L'officiel fonctionne presque
comme en Europe (transaction par carte bleue, forte présence
des banques). Le marché noir fonctionne en liquide, sans banque.
En limitant le retrait d'argent de la banque, le marché officiel
coupe toutes ses transactions avec le marché noir, et assèche
celui-ci. Les vendeurs ambulants, les petits boulots au noir, tous ces
gens là se sont donc retrouvés à la rue et sont
sortis de leurs taudis pour aller chercher de quoi manger.
Voilà, juste pour vous dire que ce soir je suis un peu plus fier
d'être argentin, j'espère que ceux d'entre eux qui le sont
sentiront la même chose que moi, et que les autres sauront pardonner
à un nationalisme bien placé, je crois.
Pour terminer plus light, je ferais le hit parade des chansons qui nous
ont suivi sur les barricades:
- "el pueblo no se va" ("le peuple ne part pas",
que l'on chantait pour récupérer des forces après
chaque charge de la police)
-"qué boludo, qué boludo, el estado de sitio se lo
meten en el ...ulo" ("vous êtes c', l'état
de siège vous pouvez vous le mettre dans le...ul)
-"el pueblo unido jamás sera vencido" ("le peuple
uni ne sera jamais vaincu", surprenant revival des années
70)
- l'hymne national
- "el que no salta es un boton" (un grand classique des stades
de foot, "celui qui ne saute pas est un flic")
-"si esto no es el pueblo, el pueblo dónde está"
("si ça ce n'est pas le peuple, où est le peuple
? ")
Aux dernières nouvelles, Mathov, le secrétaire de sécurité
du gouvernement, a été détenu, ainsi que le commisaire
Santos (responsable de la police), Cavallo serait parti en fuite en
Uruguay malgré l'interdiction qui lui a été faite
de quitter le territoire (pour plusieurs affaires, entre autres la même
qui avait fait emprisonner l'ex-président Menem) et De la Rua
fait face à une demande de procès politique de la part
des députés et sénateurs.
L'état de siège est levé et le président
est parti. Tout est rentré dans l'ordre, le calme est revenu
dans les rues, mais restent toutes les traces de ces deux journées
: toutes les vitrines des banques sont brisées et les éboueurs
nettoyent les pavés d'Avenida de Mayo. Le péronisme (majorité
au Sénat et au Congrès) va nommer un président
intérimaire et des élections présidentielles auront
lieu en mars). Je comparerais ces événements à
ceux de 1983 : la classe moyenne réclamait alors la démocratie,
et l'a obtenue. Aujourd'hui, elle réclame un changement de politique
: on ne parle plus de couper le budget, ni de dollariser l'économie,
comme il y a trois jours, mais de production, d'emploi, et d'indemnisation
pour les chômeurs. Ces solutions sont neuves, et sont une conséquence
des événements.
À suivre
Taduction Dial, en cas de reproduction, mentionnez
la source Dial.