En 1992, la célébration
du Vème Centenaire de la "découverte de l'Amérique"
marqua une inflexion de la politique latino-américaine de l'Espagne.
A partir de cette date, Madrid mit en uvre une politique de pénétration
commerciale et financière en Amérique latine, dans le but
de compenser la faiblesse de ses entreprises en Europe. L'arrivée
de la droite au pouvoir - en 1996 - renforça cette tendance par
la constitution d'un lobby patronal qui, à l'heure actuelle, détermine
l'action politique de l'Espagne dans la région. Le gouvernement
Aznar a choisi de se rallier à un type de coopération plus
proche du modèle nord-américain que de la tradition ouest-européenne,
comme en témoigne largement son appui au Plan Colombie. Les liens
entre les oligarchies espagnoles et latino-américaines se renforcent.
Lobjectif visé par le gouvernement espagnol est dimporter
le maximum de capitaux en provenance dAmérique latine pour
permettre à lEspagne daccroître son rôle
en Europe.Tel est le point de vue soutenu par Juan Agullo dans un article
publié dans La Jornada
, 7 juillet 2002 (Mexique).
«L'Amérique latine a de 1'importance pour nous : 400
millions de consommateurs», déclara un jour Rodrigo
Rato, ministre de 1'économie du gouvernement Aznar. Les récents
achats de Radiópolis par le groupe Prisa et de Pegaso par Telefónica,
en font foi, mais surtout montrent que le Mexique est toujours important
pour 1'Espagne. La stratégie de pénétration n'est
pas nouvelle; en son temps, elle fut mise en place en Argentine, au
Brésil, en Colombie ou au Pérou. L'origine du problème
est récente : à la fin des années 80, la privatisation
d'entreprises publiques favorisa la création dénormes
consortiums industriels, financiers, et de services. Tandis qu'en Espagne
ces consortiums sont restés entre les mains de capitaux nationaux,
en Amérique latine ils ont dû s'ouvrir - vu leur manque
de liquidité- aux investisseurs étrangers.
La perte de marchés intérieurs dont commencèrent
à souffrir les toutes nouvelles multinationales espagnoles -
conséquence de la "libéralisation" des dits
marchés - finit par faire de 1'investissement en Amérique
latine une question de survie. Quelque chose qui impliqua une rupture
pour un capitalisme de formation très tardive (postérieure
à l'expérience coloniale et à la révolution
industrielle) qui, jusqu'alors, avait eu suffisamment à faire
pour se concentrer uniquement et exclusivement sur 1'Espagne. L'aventure,
cependant, en tant que pari stratégique au-delà de la
pure logique patronale, reçut tout de suite l'aval des gouvernements
successifs de Madrid.1
Les premiers pas
Le premier pas politique important fut clair : à partir de 1991
on commença à tenir des sommets ibéro-américains
de chefs d'Etat et de gouvernement avec une périodicité
annuelle. Détail curieux : le premier sommet eut lieu à
Guadalajara (Jalisco) alors que Carlos Salinas de Gortari était
président (1987/88-1994). On conçut un modèle simple
: au départ on essaya d'imiter le système par lequel deux
voisins européens de 1'Espagne, la France et 1'Angleterre, avaient
réussi à perpétuer dans le temps un certain degré
de parrainage de leurs ex-colonies. Celle qui, au fil des ans, est finalement
devenue 1'Organisation des États ibéro-américains
(OEI) s'est constituée sur la base d'expériences bien
rodées comme le Haut conseil de la francophonie (HCF) ou le Commonwealth.
A partir de cette structure, il fut relativement facile pour les gouvernements
espagnols successifs d'arriver à des accords favorables à
leurs intérêts, mais surtout de se transformer en une espèce
de gardien de la démocratie en Amérique latine et de ce
qui, pour le néolibéralisme, constitue son inséparable
corollaire : 1'application "correcte" des plans d'"ajustement
structurel". L'effet le plus important de ces derniers fut la "libéralisation"
de secteurs entiers des différentes économies nationales
qui, dépourvus de capitaux, n'eurent d'autre remède que
de continuer à s'ouvrir aux investissements étrangers.
Les investissements espagnols, dans ce cadre, jouèrent un rôle
essentiel. Pour preuve, un exemple : en 1998, à peine six ans
après la célébration du Vème Centenaire,
1'Espagne était devenue le second pays investisseur en Amérique
latine, juste derrière les États-Unis.
Cependant toute structure a besoin dêtre accompagnée
par une superstructure qui la garantisse. Peut-être pour cette
raison, à partir du milieu des années 90, les capitaux
espagnols commencèrent à rechercher une couverture politique
qui protègerait leurs intérêts naissants en Amérique
latine. Autrement dit : le patronat espagnol commença à
pousser de plus en plus résolument les gouvernements vers une
redéfinition de la politique extérieure de leur pays.
Les vieux schémas paternalistes du franquisme ne servaient plus
leurs intérêts mais, paradoxalement, le gouvernement socialiste
alors en place à Madrid refusait d'abandonner complètement
une orientation où les facteurs politiques conservaient un poids
important.
En outre, si l'on regarde les choses dans la perspective latino-américaine,
un élément à prendre en compte est le fait que
dans ces années-là le besoin d'investissements en Amérique
latine n'existait pas seulement dans 1'ancien secteur public mais aussi
dans les florissants empires privés, (comme celui des Azcàrraga
au Mexique, celui des Cisneros au Venezuela, celui des Rocca en Argentine
ou celui des Andrade au Brésil) qui s'étaient créés
dans la région à 1'âge d'or de "la croissance
intérieure". Les subventions et prébendes dont ces
derniers avaient joui durant la Guerre froide de la part des différents
gouvernements nationaux ne faisaient plus bon ménage avec le
nouveau dogme libéral. Pour aggraver les choses, les obligations
financières contractées dans le passé commençaient
à peser. Ce ne furent donc pas des facteurs exclusivement exogènes
qui déterminèrent la pénétration de multinationales
étrangères, surtout espagnoles, en Amérique latine
à partir des années 90.
La politique "caroline"
C'est ainsi que la politique latino-américaine de 1'Espagne fut
radicalement redéfinie à partir de la victoire électorale
de la droite en 1996. De fait, la constitution formelle de l'Organisation
des États ibéro-américains fut suivie de la réorganisation
du vieil Institut de la coopération ibéro-américaine
(ICI, organe catalyseur de la politique latino-américaine de
1'Espagne) mais, surtout, de la création de la Fondation caroline.
Officiellement, cet organisme a pour objet de gérer la politique
culturelle, éducative et scientifique de 1'Espagne en Amérique
latine. Pourtant, dans la pratique, il est beaucoup plus que cela ;
il s'agit d'un lobby patronal et c'est lui qui, depuis deux ans environ,
oriente, dans 1'ombre, la politique latino-américaine de Madrid.
Le modèle, un vieux principe de la politique extérieure
des Etats-Unis : «Ce qui est bon pour la Général
Motors, est bon pour 1'Amérique.»
La direction de la Fondation caroline est composée de presque
toutes les entreprises espagnoles qui ont actuellement des intérêts
en Amérique latine. À savoir : BSCH, BBVA et Mapfre (banque
et assurances); Repsol, Endesa, Iberdrola, Fenosa et Gas Natural (énergie)
; Iberia (transports) ; Dragados, ACS et FCC (construction) et enfin
l'Editorial Planeta et le groupe Prisa (moyens de communication). Ne
restent en dehors que deux multinationales qui ont un véritable
poids spécifique dans la région : Telefonica (télécommunications)
et Sol Meliá (tourisme). Sont donc présentes presque toutes
celles qui existent et ce sont elles qui, par consensus, définissent
telle ou telle action du gouvernement espagnol : tantôt il s'agit
d'exercer des pressions sur 1'Argentine pour lui faire accepter les
exigences de FMI (lesquelles, dans ce cas précis, sont presque
les mêmes que celles des banques espagnoles), tantôt de
conspirer contre le gouvernement du président Chavez au Venezuela.2
Elément novateur mais non absurde de la nouvelle politique latino-américaine
de 1'Espagne, c'est le nouveau modèle de relations bilatérales
qui s'est établi entre Washington et Madrid, surtout depuis 1'arrivée
de George W. Bush à la Maison Blanche. Le gouvernement de José
María Aznar, conscient du pouvoir des États-Unis en Amérique
latine, préféra rompre avec le vieux modèle européen
de 1'ouest de collaboration critique avec Washington et se rallier à
une coopération transatlantique de tradition plus anglo-saxonne.
Les résultats ne se sont pas fait attendre : les États-Unis
ont transformé 1'Espagne en l'un de leurs interlocuteurs privilégiés
en Europe3 et, en échange, le Plan
Colombie - axe de la nouvelle politique latino-américaine de
Washington - a reçu un appui quasiment inconditionnel de la part
de Madrid. La coordination présumée entre les deux pays
durant la tentative de coup d'Etat au Venezuela ou 1'inclusion des FARC
(Forces armées révolutionnaires de Colombie) dans la liste
européenne des organisations terroristes, constituent des preuves
à ce sujet.
Le corollaire de la nouvelle stratégie espagnole en Amérique
latine a été apporté aussi par une politique de
coopération au développement qui, au lieu de s'orienter
vraiment vers ce but lointain, a plutôt été conçue
comme un élément essentiel d'une stratégie purement
partisane. L'objectif de cette dernière consiste à drainer
des richesses des deux côtés de 1'Atlantique, renforçant
de cette manière les liens entre les oligarchies espagnole et
latino-américaine, formant de nouveaux cadres adeptes du dogme
libéral et finançant des organisations sociales et des
structures partisanes idéologiquement voisines. A ce propos,
ces derniers temps, on a parlé en Espagne avec beaucoup d'insistance
des Légionnaires du Christ, une organisation religieuse ultra-conservatrice
d'origine mexicaine, dont on soupçonne Ana Botella, 1'épouse
du président Aznar, den être membre4.
Dernière et importante caractéristique de la politique
latino-américaine de la droite espagnole : la question des migrations.
Depuis 1'arrivée de la droite au pouvoir, Madrid a voulu que
son évolution s'adapte aux intérêts du patronat
espagnol, intérêts qui en ce moment passent par une compétitivité
que l'on cherche à atteindre par 1'abaissement des coûts
du capital en circulation. Les législations successives sur les
migrations visent donc à mettre en oeuvre cette mesure sans entraîner
de risques politiques et sociaux excessifs : il s'agit surtout de susciter
une concurrence entre la force de travail nationale et la force importée,
concurrence qui, quoi qu'il en soit, ne doit pas non plus affecter exagérément
la sphère productive. Pour cela, on privilégie une immigration
relativement homogène en termes linguistiques et religieux que
l'on favorise par le biais d'une politique d'accords bilatéraux
avec des pays latino-américains. Bien sûr, quand les dits
accords sont débordés par la demande, apparaît la
répression : chaque jour une cinquantaine de Latino-Américains
sont expulsés d'Espagne.
Dans son essence, 1'ultime objectif des politiques décrites ici
consiste à importer le maximum de capitaux en provenance d'Amérique
latine afin d'accroître le rôle de 1'Espagne en Europe à
un moment historique clé. Pour Madrid, il ne s'agit donc pas
tant, comme le répète la rhétorique officielle,
d'établir un pont entre 1'Amérique latine et 1'Europe,
que d'articuler une politique extérieure aux couleurs néo-coloniales
qui se combine, bien sûr, avec les intérêts des Etats-Unis
dans la région. Vue dans cette perspective, 1'appellation "caroline"
convient bien : ce fut précisément sous le règne
récemment célébré de Charles V (1500-1542)
qu'eut lieu la Conquête de l'Amérique.
L'histoire se répète-t-elle ?
1. Ce nest pas un hasard, par exemple, si en pleine vague
d'achat d'anciennes entreprises publiques argentines par des multinationales
espagnoles, le président espagnol d'alors, Felipe Gonzalez (1982-1996),
lors d'une visite à Buenos Aires, a déclaré : «Si
j'avais de l'argent, j'investirais en Argentine.»
2. A ce sujet, consulter le rapport présenté récemment
par le parti politique espagnol Izquierda Unida (Gauche unie) en relation
avec la participation présumée du gouvernement de Madrid
à la tentative de coup d'État au Venezuela (en date du
11 avril 2002).
3. Les symboles sont importants : le premier pays européen
à être visité par George W. Bush aussitôt
après son accession à la présidence fut l'Espagne.
Autre donnée significative : durant la récente visite
du président Aznar aux Etats-Unis, a été établi
un accord inédit de coopération politique et idéologique
entre la Fondation Heritage (think tank du Parti Républicain
étatsunien) et la Fondation espagnole pour l'analyse et les études
sociales.
4. La polémique est venue par l'intermédiaire d'un
livre publié récemment de Alonso Torres Robles : La prodigieuse
aventure des Légionnaires du Christ (Ed. Foca, Madrid, 2001).
On y révèle le degré de pénétration
atteint par la dite organisation dans les élites politiques,
économiques et financières espagnoles.
Traduction Dial.
En cas de reproduction mentionnez la source Dial.