Le 1er novembre a pris fin à Quito, Équateur, une réunion
des ministres des affaires étrangères et du commerce extérieur
des pays dAmérique pour continuer la préparation
de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA),
espace de libre circulation commerciale devant recouvrir tout le continent
américain à lhorizon de 2005. À cette occasion,
de très nombreuses manifestations ont eu lieu à Quito.
Des mobilisations de plus en plus amples contre ce projet ont dailleurs
lieu dans les différents pays dAmérique latine depuis
quelques mois. Une voix mérite dêtre particulièrement
entendue dans ce concert doppositions : celle émanant de
représentants des peuples indigènes. Ci-dessous, on trouvera
la déclaration faite par diverses organisations indigènes
dAmérique latine, le 28 octobre à Quito. On y trouvera
non seulement les arguments habituellement avancés contre la
ZLÉA, mais aussi une expression particulièrement caractéristique
de la culture indigène.
De
Quito, royaume du soleil vertical, nous, descendants des premières
nations d'Abya-Yala [ nom donné au continent américain
par les indigènes ], tenons à exprimer notre point de
vue face à la Zone de libre échange des Amériques
(ZLÉA), nouvel instrument de spoliation, de génocide et
d'ethnocide sur les territoires sacrés qui sont les nôtres.
Nous représentons des nations et des peuples indigènes
héritiers de ceux qui furent les premiers occupants de ces terres
il y a plus de 40 000 ans, sur ce continent dont nous sommes aujourd'hui
la caution morale.
Nous avons appris que vous, représentants des différents
États, avez conçu un dénommé projet d'intégration
pour l'Amérique latine, sans que nous, amphitryons, premiers
habitants de ces terres, en ayons été prévenus,
encore moins consultés. C'est pourquoi votre seule présence
nous paraît indésirable et suspecte. Nous savons qu'aux
États-Unis, qui se croient les maîtres du monde, s'échafaude
en secret un plan dont le but est de favoriser les multinationales américaines
et quelques entrepreneurs locaux.
Nous savons que ce plan entraînera de grandes destructions dans
l'environnement ; nous, les peuples indigènes, nous serons de
nouveau délogés de nos propres territoires, contraints
d'accepter la privatisation de l'eau et l'utilisation généralisée
des produits transgéniques ; les droits des travailleurs et les
conditions de travail vont en pâtir ; les conditions de vie et
l'état de santé des populations se dégraderont
à cause de l'essor et du durcissement des privatisations des
services sociaux ; beaucoup de petites et moyennes entreprises en survie
feront faillite ; les droits démocratiques reconnus à
la société seront encore plus limités ; la grande
pauvreté, les inégalités et l'injustice augmenteront
; les cultures ancestrales et les valeurs éthiques qui nous restent
disparaîtront ; enfin, les États nationaux finiront par
être démantelés et devenir des colonies soumises.
De quelle intégration voulez-vous parler si l'exécution
de vos plans doit entraîner notre désintégration
et notre élimination, si votre projet est fondé sur la
concurrence, le désir d'accumuler et l'appât du gain à
tout prix, l'injustice, le mépris envers nos peuples et nos cultures,
et la volonté de nous faire tous entrer dans le moule du marché
et du consumérisme, si vous ne respectez pas le lien premier
et fondamental qui lie tout être humain avec notre mère
nourricière ?
Nous sommes venus vous parler au nom de toutes les vies, mais surtout
de celles qui ont disparu. Nous sommes venus vous parler des êtres
qui peuplent l'eau, la montagne et la forêt, des êtres de
la fécondité, des êtres des semences, des êtres
de la récolte, des êtres de l'abondance, de tous les êtres
qui, comme nous, se sentent menacés par votre "plan d'intégration".
En réponse à votre décision de conclure la ZLÉA,
nous voulons soulever les points suivants, qui constituent notre
mandat :
Nous réaffirmons notre autonomie et nos libertés territoriales,
culturelles, politiques et gouvernementales et, en conséquence,
nous réitérons notre résistance millénaire
à la conclusion de la ZLÉA. Nous déclarons aux
chefs d'État de notre continent que pour nous, les premières
nations d'Abya-Yala, c'en est assez de ces 510 années de pillage
et d'exclusion.
Rejeter le modèle qui exploite l'homme et la nature d'une manière
irresponsable à l'égard des générations
futures. Nous, peuples indigènes, refusons l'existence de brevets
et autres droits de propriété privée qui portent
sur la vie et les connaissances traditionnelles parce que, à
nos yeux, ces dernières ont un caractère collectif, inaliénable,
permanent d'une génération à l'autre, et sont liées
à l'existence même de nos territoires ancestraux. Pour
cette raison, nous, peuples indigènes, avons décidé
de ne pas nous prêter au jeu de la concurrence dans le système
de marché mondialisé.
Exiger le droit à la possession et l'administration des ressources
naturelles, de la biodiversité et des connaissances ancestrales
et, dans l'éventualité d'une exploitation de ces ressources,
après consultation des peuples intéressés, à
une répartition équitable des bénéfices,
notamment des ressources génétiques pures et dérivées
auxquelles nos connaissances, innovations et pratiques contribuent.
Affirmer l'amour, le respect et la vénération que nous
portons à notre Pachamama, à notre Mère nourricière
et, à travers elle, l'amour, le respect et la vénération
que nous portons à tous les êtres vivants. « La Terre
est notre mère. Tout ce qui touche la Terre touche aussi ses
enfants. Voici ce que nous croyons : la Terre n'appartient pas à
l'homme, mais l'homme appartient à la Terre. » Réclamer
le droit naturel et inaliénable de récupérer et
conserver les territoires qui sont les nôtres et de revendiquer
les territoires dont nous avons été dépouillés,
ainsi que de décider librement de leur utilisation ou leur mise
en valeur. Sans terre, point de vie; sans territoire, point d'intégration.
Conserver nos formes de gestion des ressources naturelles et la relation
étroite que nous entretenons avec notre Terre nourricière
et avec ses esprits qui sont une garantie non seulement pour nous, mais
aussi pour tous les êtres vivants, pour toute la société
occidentale qui a déjà oublié d'où elle
vient.
Affirmer les valeurs issues de notre union avec la Terre nourricière
: liens de fraternité - et non de concurrence - avec tous les
êtres humains, sentiments de sollicitude et de compassion pour
tous les êtres humains, pour la pierre et le porte-musc, pour
le vent et la fleur.
Réaffirmer et respecter notre tradition et notre vision du monde
héritées de nos ancêtres : telle qu'on l'entend
aujourd'hui dans la langue des non-indigènes, la notion de propriété
foncière n'existe pas. Nous, nous disons plutôt que la
mère nature nous pourvoit en fruits qui proviennent de la terre,
de la montagne, des vallées, de la forêt, des rivières,
des versants, des cascades, des lacs.
Ce droit, une communauté le gagne contre une autre, un peuple
contre un autre, grâce à sa connaissance des secrets que
cèle son territoire et qui lui sont familiers. Pour cela, il
faut d'abord entrer en harmonie avec les forces et les esprits qui l'animent.
Consolider les liens d'unité et de solidarité entre nos
organisations indigènes et avec les différents secteurs
du monde, et empêcher à l'intérieur de chacun des
États nationaux que le gouvernement entreprenne de signer la
ZLÉA.
Maintenir les règles de comportement avec la terre, la montagne,
la forêt qui s'apprennent par l'observation, la tradition orale,
les rêves et les chants sacrés, des règles qui nous
ont permis de survivre parfois dans un milieu aussi fragile que la forêt
peut l'être, mais sans lui nuire. Il faut pour cela entrer en
harmonie avec la nature et avec la force et l'esprit qui l'animent.
Voici quelques-unes de ces règles :
Sens communautaire :
Le bien-être social de nos communautés repose sur le principe
de réciprocité, de complémentarité et de
solidarité. En vertu de ces principes, lorsque nous possédons
un territoire, celui-ci appartient à la population, et les parcelles
cultivées sont du domaine des familles élargies. Combien
l'humanité serait différente si nous pouvions nous intégrer
en une communauté de communautés.
Penser à long terme :
Nous mesurons le bien-être de notre peuple non seulement à
ce que nous pouvons obtenir aujourd'hui, mais aussi à ce dont
pourront jouir nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants,
et les enfants et petits-enfants de nos arrière-petits-enfants.
C'est pourquoi nous avons conservé dans la forêt, par exemple,
des zones préservées qui ne font l'objet d'aucun usage
intensif, voire carrément d'aucune utilisation. Ces réserves
servent de refuge à la faune sauvage, qui alimente nos zones
de chasse, de culture et de pêche
Adopter les technologies
appropriées :
Nous construisons et entretenons des terrasses, cultivons sans produits
chimiques, enrichissons les sols en pratiquant l'assolement ; nous renforçons
le monde agricole face aux fléaux et aux impondérables
de la nature ; nous adoptons des formes renouvelables et non polluantes
de production d'énergie ; nous réfléchissons à
la possibilité d'adopter des ressources énergétiques
renouvelables et non polluantes comme le biogaz ou l'énergie
solaire. Nous sommes ouverts aux apports technologiques d'autres peuples
du monde s'ils n'altèrent pas radicalement notre environnement.
Et nous sommes disposés à partager le savoir qui nous
vient de nos ancêtres.
Sentiment
d'humanité :
Ce sentiment communautaire que nous avons en commun chez nos peuples
fondateurs, nous voudrions l'étendre à toute l'humanité.
Ce sentiment d'appartenance à la Terre nourricière, nous
voudrions qu'il soit vécu par tous les êtres humains. Que
nous prenions tous conscience du fait que « ce n'est pas l'homme
qui a assemblé l'écheveau de la vie, mais qu'il n'en est
qu'un fil parmi d'autres. Tout ce qu'il fera
de
cet écheveau aura des conséquences pour lui-même.
» Nous demandons haut et fort que tous les écosystèmes
demeurent à l'abri de la pollution. Seul celui qui ne ressent
aucun sentiment d'appartenance, qui ne se sent pas intégré
à notre Mère nature, est capable de la violenter. Pour
cette raison, nous avons aussi pour mandat de lancer un appel à
l'unité entre les peuples.
En conséquence, nous adressons les exigences suivantes aux États
et gouvernements du continent :
Respecter l'engagement pris à l'échelle internationale
par les États à l'égard des peuples indigènes,
notamment le droit, pour ces derniers, d'être consultés
avant que soient prises des décisions pouvant les affecter et
les lier, par exemple, à des accords commerciaux.
Ne pas répéter l'erreur historique de l'invasion et de
la conquête européennes, qui a conduit à la catastrophe
et à la mort des premiers peuples d'Amérique.
Prescrire, maintenir et reconnaître dans les faits le statut juridico-constitutionnel
et l'identité ethno-culturelle, sociale, économique et
territoriale des peuples indigènes.
Réparer - et en indemniser les victimes - les dommages imputables
au génocide, à l'ethnocide et à l'écocide
commis par les Blancs d'Europe et d'Amérique du Nord à
travers leurs gouvernements, entreprises, églises, et sous d'autres
formes d'exploitation et de domination.
Démilitariser les territoires indigènes et en faire partir
les forces armées, mettre fin au déplacement des populations
indigènes de nos territoires, ainsi qu'aux fumigations et aux
menaces de bombardement. Exercer nos droits collectifs et humains définis
dans différents accords, constitutions, conventions et traités
nationaux et internationaux. Ainsi que dans nos programmes et plans
de développement approuvés dans des assemblées
indigènes nationales et internationales, comme le Plan d'action
des peuples indigènes relatif au développement durable
avalisé dans le cadre du Sommet du développement durable
tenu à Johannesburg. Respecter l'engagement pris au sein d'organismes
internationaux comme l'ONU et l'OEA (Organisation des États américains)
d'accélérer la mise en uvre du Projet de déclaration
des droits des peuples indigènes et du Projet de déclaration
des Amériques sur la base des faits dénoncés par
les peuples indigènes.
Respecter l'intangibilité de nos territoires face à toutes
les activités et entreprises qui exploitent des ressources et
portent atteinte à l'intégrité culturelle et territoriale
de nos peuples.
La mise en pratique de nos principes d'unité, de territoire,
de culture et d'autonomie sera l'incarnation non seulement de nos intérêts
d'indigènes, mais aussi de la souveraineté nationale,
de la dignité de tous les peuples, de l'opposition à un
traité d'annexion coloniale. Si nous savons résister,
nous pourrons empêcher l'ethnocide annoncé. Plus que jamais,
l'idée de résistance indigène prend toute sa valeur.
Résister, c'est nous donner des gouvernements en propre et communautaires,
contre la tentative de la ZLÉA d'en finir avec la souveraineté
des peuples ; résister, c'est faire la justice qui est la nôtre,
ouverte et transparente, contre les tribunaux d'experts qui se réunissent
en secret pour condamner les pays ; résister, c'est défendre
les territoires, le nom que leur ont donné des centaines de générations
et leurs ressources naturelles contre la politique d'expropriation et
d'usurpation dont la ZLÉA est porteur.
La force de nos ancêtres nous accompagne.
Rumiñahui, Túpak Katari, Camarao, Hatuey, Caupolican,
Lempira, Túpak Amaru, Guaycaypuro, Atlacatl, Anacona, Carabito,
Tehuelche, la Cacica Gaitana, Manuel Quintín Lame, Kimy Pernia,
et tous les martyrs de la terre morts pour la terre, pour la dignité
et la souveraineté de nos peuples nous montrent le chemin et
constituent notre modèle et notre force. De même, la vigueur
de nos propres formes de vie et de pensée montre qu'une autre
Amérique est possible.
Et le jour où nous tous les êtres humains, toute l'humanité
qu'abrite notre planète - y compris Bush - nous assurerons pleinement
ce fait en conscience, alors naîtra un grand sentiment d'appartenance,
d'intégration, de respect universel, dans une attitude de profonde
vénération pour tout ce qui existe, pour tout ce qui nous
entoure.
Quito, le 28 octobre 2002
Confédération
des nationalités indigènes dÉquateur (CONAIE)
Conseil des Ayllus et Markas de Kollasuyo (CONAMAC, Bolivie)
Coordination des organisations indigènes du bassin amazonien
(COICA)
Confédération syndicale unique des travailleurs paysans
de Bolivie (CSUTCB)
Mouvement de la jeunesse kuna de Panama
Organisation nationale des indigènes de Colombie (ONIC)
Organisation indigènes du Mexique
Organisation indigène du Chili
Traduction DIAL.
En cas de reproduction, mentionner la source DIAL.