De nombreuses fois, DIAL a présenté
à ses lecteurs la situation créée par limplantation,
principalement au Mexique et en Amérique centrale, dentreprises
de sous-traitance appelées maquilas ou maquiladoras, filiales
de grandes entreprises étrangères, situées dans
des zones franches oú elles jouissent de nombreux avantages.
Le reportage ci-dessous, réalisé pendant douze jours dans
une usine de sous-traitance dont on ne cite pas le nom, nous montre
comment on travaille et on vit, ce que lon ressent et ce que lon
pense dans ces zones franches qui se répandent aujourdhui
dans tout le Nicaragua pendant quon nous annonce quelles
vont « développer » le pays. Article de Yanina Turcios
Gómez, paru dans Envío (Nicaragua), octobre 2002.
J'ai passé douze jours dans une
maquila de sous-traitance de la zone franche située dans le parc
industriel Las Mercedes de Managua. Bien que mon séjour ait été
relativement court par rapport aux longs mois et années que des
milliers de femmes - et d'hommes - passent dans ces camps de concentration,
l'expérience, aussi valable qu'épuisante, m'a donné
l'occasion de connaître de l'intérieur un "monde"
qui caractérise déjà le Nicaragua.
Devant la porte dentrée
L'entrée dans la zone franche ressemble aux rues du tumultueux
marché oriental de Managua, un dimanche après un jour
de paye. C'est impressionnant de voir des milliers de femmes et d'hommes
franchir l'entrée principale, à peine une ruelle étroite.
Tous les jours entrent et sortent par là quelques vingt mille
personnes. Cinq mille autres entrent par une entrée différente.
De chaque coté des entrées sont installées de petites
échoppes où on peut trouver aussi bien un équipement
sono qu'un cachet de panadol [espèce d'aspirine]. L'endroit n'est
pas plus grand qu'un pâté de maisons, mais c'est toujours
bondé aux heures d'entrée et de sortie. Aux heures d'entrée,
les gens s'entassent autour des vendeuses qui proposent en criant du
café et du pain beurré ou d'autres qui tapotent des tortillas,
vendues seules ou avec du lait caillé. Certains préfèrent
quelque chose de plus consistant : de la viande avec du gallopinto [coq]
ou du riz et des haricots. Il y a aussi ceux qui ont seulement de quoi
acheter un biscuit et une tasse de café. Les gens qui ont davantage
de temps mangent dans l'entreprise, dans les cantines, là où
ils peuvent s'asseoir. D'autres personnes déjeunent sur le chemin
de l'usine.
Á LA RECHERCHE D'UN EMPLOI
Le lundi, le mardi et le mercredi sont les jours où il y a le
plus de monde devant les portes du complexe industriel. Une foule de
gens arrive à la recherche de travail. Les uns auront la chance
d'être sélectionnés du premier coup ; d'autres continueront
pendant des mois à venir avec l'espoir que "peut-être
demain
" La première condition pour la personne qui
sollicite un emploi est d'avoir sa carte d'identité.
Vers 7 heures du matin plusieurs microbus et camionnettes sont déjà
stationnés à l'entrée de la zone franche. Ils serviront
à transporter ceux qui sont sélectionnés par les
représentants des différentes entreprises qui ont besoin
de main-d'uvre. Les personnes chargées de l'embauche choisissent
quelquefois au hasard ou se décident pour ceux qui ont leurs
papiers le plus en règle. Moi, j'ai été sélectionnée
par les représentantes d'une des maquilas où j'ai
été inscrite avec trente autres. De l'entrée
principale de la zone franche jusqu'à l'usine, il y a la distance
de deux grands pâtés de maisons avec quelques usines disséminées.
L'une est l'usine Rocedes, la seule qui a son nom sur un panneau ; les
autres, on ne voit pas leur nom. Une fois montées dans les véhicules,
nous nous sommes toutes regardées, pleines dappréhension.
Bien que recommandée et sûre d'obtenir ce travail, j'étais
gagnée par la nervosité générale.
La camionnette s'arrêta devant le grand bâtiment où
j'allais travailler. Cela me fit penser à la structure d'un camp
de concentration, comme ceux que j'avais vus dans les films. Bien qu'installées
dans un complexe vaste et protégé, chaque entreprise prend
ses propres mesures de sécurité. Celle où j'allais
travailler était complètement entourée de grillage.
Dans la partie supérieure du grillage, des rouleaux de fil de
fer barbelé la protègent plus encore des voleurs les plus
hardis. A l'entrée principale de l'usine, il y a des jardins
avec des pelouses et des palmiers nains qui embellissent le bâtiment.
Selon les données de 2001, cette usine a une superficie couverte
de plus de 10.000 m2 et accueille quelques 1 300 travailleurs et travailleuses.
L'HORAIRE ET LES "DIX COMMANDEMENTS"
Aux extrémités des deux entrées, on peut lire en
grands caractères l'horaire et les "dix commandements"
de l'entreprise.
Horaire : 7 h 00 à 17 h 15 et de 0 h 40 à 7 h 15
1 - Respecter l'heure d'entrée et de sortie. On ne doit pas abandonner
son poste de travail sans permission.
2 - Les absences pendant le travail sont formellement interdites. On
ne peut s'absenter de son poste de travail qu'avec l'autorisation de
son chef direct.
3 - Sont formellement interdits les jeux de hasard, les boissons alcoolisées
et les bagarres à l'intérieur ou aux abords de l'usine.
4 - Il est formellement interdit de prendre du matériel ou des
objets appartenant à l'entreprise sans permission et d'endommager
ce qui est propriété de l'entreprise.
5 - Il est formellement interdit de cracher et de jeter des ordures
sur le sol.
6 - On doit maintenir l'hygiène et la propreté de l'usine
et de ses abords.
7 - On doit présenter un papier officiel du ministère
de la santé (MINSA) quand on demande une autorisation d'absence
pour avoir des soins médicaux.
8 - Il est interdit de porter des armes à feu et des objets dangereux
dans l'usine.
9 - On doit veiller avec la plus grande attention à sa propre
sécurité et à celle de ses compagnons de travail.
10 Pour la réglementation du travail, nous observons les
dispositions particulières de l'entreprise.
PRÊTES ET PRÉVENUES
Vers 7 h 05, les travailleurs et les travailleuses se trouvaient déjà
à leurs postes et on ferma les deux portes. Une des femmes nous
demanda de nous mettre sur cinq files. Elle parlait comme le font ceux
qui appellent par haut-parleurs les médecins dans les hôpitaux
et les passagers dans les aéroports. Elle parlait en marchant
et elle répétait tout sans nous regarder.
Elle parla des horaires d'entrée et de la stricte ponctualité.
Elle parla du pointage et de la couleur de la carte : nous devions pointer
sur le côté bleu les quinze premiers jours du mois et sur
le côté rouge les quinze jours suivants. Elle répéta
plusieurs fois cette histoire des deux couleurs, en nous demandant si
nous comprenions. « Si on perd sa carte, ce n'est pas l'entreprise
qui est responsable, mais le travailleur. S'il vient travailler et ne
pointe pas parce qu'il a perdu sa carte ou qu'il ne la trouve pas, la
journée ne lui sera pas payée parce que, sans sa carte,
il n'y a aucune trace pour savoir s'il est venu ou non. Et on ne peut
pas avoir une autre carte ». Elle nous expliqua qu'il y avait
des casiers pour ranger ses affaires et que celles qui le voulaient
devaient apporter leur propre cadenas. Le point sur lequel elle insista
le plus et qu'elle répéta plusieurs fois, fut celui du
respect des deux contremaîtres, l'un nica [nicaraguayen] et l'autre
taiwanais. Toutes les autorisations nous seraient données par
l'un ou par l'autre. Avec tous ces avertissements, nous étions
prêtes pour entrer dans l'usine.
ON NOUS PARLE EN CRIANT
Nous sommes entrées dans l'usine en file indienne. Les travailleurs
et les travailleuses nous observaient avec curiosité. On nous
a fait monter au second étage, dans une salle avec de vieilles
machines à coudre, un ventilateur vieux lui aussi et des affiches
sur les murs avec des dessins qui expliquent les bonnes manières
de faire. Comme si elle était un magnétophone, la jeune
fille nous répéta encore une fois presque tout ce qu'elle
nous avait déjà dit. L'unique nouveauté dans son
explication était le type d'autorisations que nous pourrions
demander.
Il existe deux sortes d'autorisations d'absence : l'une pour résoudre
un problème personnel pris sur les vacances et
l'autre pour aller à l'hôpital. Dans ce dernier cas, si
cela prend plus de deux heures, c'est considéré comme
une autorisation pour motif personnel. Quelque soit la permission à
demander, il y a des heures prévues pour cela : le matin avant
8 h 00 et l'après-midi entre 13 h 00 et 14 h 00. En dehors de
ces horaires, on ne peut pas en demander.
Une fois dans la salle des vieilles machines, on m'a demandé
mes papiers. Entre elles les responsables parlent normalement, avec
nous c'est en criant. Mon unique réaction était de les
regarder fixement dans les yeux. Leur manière de s'adresser à
celles qui demandent un poste de travail est toujours grossière.
Elles nous crient dessus en nous faisant sentir que nous sommes incapables
de comprendre ou d'apprendre. Elles nous parlent en nous faisant sentir
que nous sommes venues pour demander l'aumône.
Les questions étaient les mêmes pour toutes: « Où
habitez-vous? Quelle expérience avez-vous ? Pourquoi avez-vous
quitté votre précédent travail ? Avez-vous des
problèmes pour rentrer tard chez vous ou pour faire des heures
supplémentaires ? Êtes-vous mariée ? Combien d'enfants
avez-vous ? » J'ai du mentir pour me mettre sur le même
plan que mes futures compagnes : « J'ai arrêté mes
études avant la fin de la troisième année du secondaire,
je suis mère célibataire et je ne reçois aucune
aide du père de mon fils, c'est ma mère qui soigne mon
enfant, c'est la première fois que je travaille, je n'ai aucune
expérience de travail dans la maquila et si on me donne ce travail,
je pourrais nourrir ma famille
». J'ai dit tout cela. Dans
la salle, nous étions 34 jeunes, des femmes en majorité.
J'étais la plus âgée dans un groupe dont la moyenne
d'âge était de 18 ans. Les papiers essentiels qu'on demande
sont : la carte d'identité, la carte d'assurance, l'extrait de
naissance et deux photos. Pour les autres, deux lettres de recommandation,
casier judiciaire, notes et diplômes d'études, on te donne
un mois de plus.
DESTINATION : SECTEUR DE L'EMBALLAGE.
Après avoir réglé quelques cas, une responsable
des nouvelles arrivées m'a appelée d'une manière
désagréable et m'a demandé mes papiers. Elle les
a emmenés et elle est revenue un moment après : «
Doña Fidelina vous appelle ». C'était la chef des
ressources humaines. J'ai parcouru un couloir interminable au milieu
du bruit des machines à coudre. Doña Fidelina m'a demandé
si j'avais une carte d'assurance ou un récépissé
de paiement. « Non, parce que je n'ai jamais travaillé,
ici c'est mon premier travail. Nous, nous sommes foutues, non ?
».
Elle a résolu le problème ainsi : « La seule solution
est de ne pas vous faire figurer dans l'usine comme assurée,
à condition que vous promettiez de ne le dire à personne,
et de faire très attention à vous à l'intérieur
de l'usine et sur le chemin jusqu'ici. Parce que, s'il vous arrive quelque
chose, l'entreprise n'assumera pas et nous dirons que nous ne savons
rien et qu'il ne s'est rien passé ».
J'allais travailler dans le secteur de l'emballage. Selon Doña
Fidelina, c'était le moins dangereux et ce qui demandait le moins
d'expérience. Déjà, j'avais mal à la tête.
Entendre ces deux femmes répéter plusieurs fois la même
chose sans nous dire qui restait et qui n'était pas admise, maintenait
l'atmosphère très tendue.
J'ai signé le contrat. C'était pour un mois, avec un salaire
de base de 960 cordobas mensuels [environ 63 euros], plus le paiement
d'heures supplémentaires. Je serais payée le 15 et le
30 de chaque mois. Sur les 34 sélectionnées, 28 furent
embauchées. Les moins âgées et les moins expérimentées
furent choisies. Dans le groupe de l'emballage où j'étais
restée, nous étions six. Quatre n'avaient jamais travaillé
nulle part. Les autres furent placées comme plieuses, dans la
laverie et trois dans les différentes chaînes de production.
Nous sommes sorties de cette salle en file indienne. Au fur et à
mesure, chacune était laissée à son poste de travail.
Les autres travailleuses nous regardaient sans rien dire. Il ne manqua
pas d'hommes pour nous siffler au passage ou faire des commentaires
qu'ils considéraient comme des compliments. Les six du groupe
de l'emballage, nous avons dû traverser toute l'usine jusqu'à
son extrémité. La majorité des filles de ce secteur
s'arrêtèrent de travailler et se mirent à chuchoter,
quelques-unes nous sourirent, d'autres nous firent des clins d'il
et d'autres ne nous regardèrent même pas. On nous présenta
au contremaître nicaraguayen, un certain Leoncio et de nouveau
on insista sur quelques points du règlement que nous avaient
déjà répétés les femmes de l'embauche.
Le principal point du règlement qu'on nous communiqua était
que nous travaillerions après l'horaire normal (17 h 15) si nous
n'avions pas de problème de transport. « Ici, à
l'emballage, la sortie est à 7 h 15. Dans certaines occasions,
vous resterez à travailler encore plus tard. Cela représente
deux heures supplémentaires. Les heures des samedis et dimanches
sont payées comme heures supplémentaires ». Et cet
autre avertissement: « Une des recommandations principales est
de ne pas établir de relations avec les travailleuses plus anciennes
et de vous maintenir éloignées d'elles parce qu'elles
sont très rusées ». On nous a demandé à
toutes si nous avions des enfants et qui s'en occupait, en cherchant
à savoir s'il n'y aurait pas par la suite de problèmes
pour des demandes de permission. On nous rappela que nous serions un
mois à l'essai et que c'était seulement si nous faisions
très sérieusement notre travail que nous resterions dans
l'entreprise.
BRUIT, PELUCHE ET CHALEUR
Le contremaître nous répartit en divers endroits. Deux
allèrent aux tables où lon marque les tailles des
chemises : en bas de la poche et au col. Ce sont des auto-collants transparents.
A ces tables, on colle aussi le prix et l'étiquette de la marque.
Après on met les pièces dans des sacs. Moi, j'ai été
envoyée au contrôle de qualité avec trois autres.
Léoncio demanda à une jeune femme de nous expliquer ce
que nous devions faire. Le travail consistait à contrôler
des vestes. On travaillait sur une commande de la J.C. Penny. «
Il ne faut pas qu'il y ait des fils qui pendent, il faut que la veste
soit bien repassée, sur la doublure il ne doit pas y avoir des
restes de craie, vous devez faire très attention à la
jointure des coutures, et veiller à ce que les raies soient parfaitement
raccordées ». Ces vestes étaient en tissu rayé
: les raies devaient aller dans le même sens et les coupes devaient
correspondre. Sinon, "ça ne passait pas" et la pièce
était notée défectueuse. Selon les défauts
qu'on lui trouvait au repassage, au lavage ou dans les coutures à
la machine, "ça ne passait pas". La jeune femme qui
nous expliqua tout ce processus nous parla gentiment.
Le bruit était insupportable et les peluches qui pullulaient
dans l'air - les vestes étaient encoton doublées d'ouatine
- me produisirent aussitôt une allergie. Devant le contrôle
de qualité, il y avait une des chaînes de production. Presque
aucune femme n'utilisait un masque de protection, il n'y en avait que
quatre. J'ai demandé si l'entreprise les fournissait. «
Bien sûr que non », me dit-on. « Si tu en veux un,
il faut que tu l'achètes. »
Pour contrôler les vestes, nous devions aller les prendre chez
les repasseurs, sur des tubes qui avaient des rouleaux. On nous donnait
les vestes six par six. Le travail de repassage se fait à deux
: le repasseur et la plieuse ou la repasseuse et le plieur. Le contremaître
comptait le nombre de pièces qu'on nous remettait pour déterminer
la production de chaque employé. On travaillait à la chaîne
: d'abord les chaînes de production, ensuite le repassage, ensuite
le contrôle de qualité et enfin l'emballage.
Ramener cette demi-douzaine de vestes est une tâche périlleuse.
L'endroit par lequel tu passes est étroit et tu peux te brûler.
La chaleur est insupportable à cause de la vapeur produite par
les machines à repasser et par la concentration des gens. Quatre
carreaux (1,20 m) seulement séparent une machine de l'autre et
par là passent ceux qui travaillent au contrôle de qualité
pour aller chercher les pièces repassées, ceux qui sont
chargés de porter les pièces salies au lavage, ceux qui
sont chargés de porter les pièces à la réparation
« retour à la machine » disent-ils
et les contremaîtres de secteurs. Ce quil faut bien remarquer,
c'est que dans une entreprise de plusieurs milliers de personnes qui
contient une grande quantité de produits chimiques et d'explosifs,
il n'existe pas de plan d'évacuation en cas de tremblements de
terre ou d'incendie, et qu'il n'y a ni extincteurs ni équipes
d'urgence.
Aux tables du contrôle de qualité et d'emballage, deux
employées se trouvent au début de la table de repassage
et réalisent le contrôle de qualité. Derrière
elles, deux autres "manient le pistolet", c'est-à-dire
qu'elles mettent le prix sur la chemise avec un petit pistolet, deux
autres encore font le "collage des lettres", c'est-à-dire
la taille en auto-collants dans la poche et sur le col. Ensuite deux
autres mettent dans des sacs selon la taille.
A la fin, il y a celles qui mettent les chemises selon leur taille dans
des boites. Celle qui remplit les sacs doit veiller à ce que
la taille corresponde bien, et celle qui range dans les boites doit
veiller à ce que le sac et la taille soient corrects. Sinon,
on la renvoie à la "correction". Les différentes
travail-leuses conviennent ensemble que si une chemise est mal faite,
on la renvoie immédiatement, sans attendre qu'il y en ait plus
de trois, parce que si plusieurs sont défectueuses, il y a perte
de la prime de production et obligation darriver plus tôt.
Tout ce qui n'est pas correctement fait est lobjet dun blâme
et on le paye par une réduction de salaire.
LES ANCIENNES, LES NOUVELLES ET LA
PEUR
Il existe, en fait, trois groupes de pouvoir dans l'usine : le groupe
des contremaîtres étrangers (taiwanais), le groupe des
contremaîtres nationaux et le groupe des employées, divisé
en anciennes et nouvelles. Les conflits les plus fréquents ont
lieu pour des raisons de travail ; ensuite pour des raisons sentimentales,
principalement des bagarres entre les femmes à cause des hommes.
La relation entre les nouvelles employées et celles qui sont
depuis plus longtemps dans l'entreprise est difficile. Tu arrives pour
conquérir une place et les autres ne veulent pas te la céder.
Les premiers jours sont durs pour les nouvelles qui sont confrontées
aux anciennes et aux contremaîtres.
Constamment on te coupe l'herbe sous les pieds. Les premiers jours,
et devant les contremaîtres, l'attitude des anciennes est de t'aider
pour ton apprentissage, mais dès que le contremaître tourne
le dos, la manière change et on t'ignore. Quand tu veux te placer
pour commencer ton travail, on te dit de te pousser de là parce
que si quelque chose est mal fait, on va nous en accuser. La sanction
est la suppression de la prime de production et ainsi, comme on ne te
laisse rien faire, tu n'as plus qu'à "fermer ta gueule".
Peu à peu, commence le processus de la peur. On te dit ensuite:
« Ce n'est pas comme cela qu'il faut se mettre parce que le chinois
n'aime pas ça ; et s'il voit que tu ne travailles pas, il va
te renvoyer rapidement. On n'aime pas les fainéantes, on va te
remettre à ta place. »
On te parle ainsi pour te faire peur. On ne peut pas nier que certaines
choses qu'on te dit sont vraies, mais d'autres non. Il s'agit d'une
série de mensonges pernicieux qui viennent des travailleuses
les plus anciennes et se transmettent aux nouvelles qui peu à
peu les répètent à celles qui arrivent. Un cercle
vicieux de mensonges et de vérités se constitue ainsi.
J'ai eu la possibilité de constater les mensonges et les vérités
et aussi les demi-vérités et les demi-mensonges. Généralement,
le groupe des anciennes travailleuses s'est spécialisé
dans les méchancetés et les mauvais coups pour que les
nouvelles se fassent réprimander, d'autant plus si celles-ci
font preuve d'habileté dans le travail
.
ÊTRE COMME LES AUTRES, ÊTRE ACCEPTÉE
Quand les femmes arrivent dans ces usines, elles doivent chercher comment
survivre. Cest l'unique manière est d'être acceptée
par le groupe dominant. Cela les oblige à changer leur manière
d'être, leur manière de traiter les autres et très
souvent, même leur manière de penser. Souvent, elles font
les mêmes ruses, les mêmes gestes et adoptent la manière
de parler et les attitudes de celles qui prédominent, cherchant
à se comporter comme la majorité. La mode dans l'habillement
s'impose et toutes veulent porter le même modèle de jeans
et de corsage, les mêmes sandales, les mêmes fards. Les
chemises du même style s'achètent et se vendent par douzaine,
souvent de la même couleur. Toutes en uniforme.
Les conversations aux tables de travail tournent autour des problèmes
du foyer et des problèmes avec le fiancé. Et toujours,
quelque nouveau ragot qui court dans l'entreprise. Quand le jour de
la paye approche, elles parlent de combien elles vont avoir, à
quoi elles vont utiliser cet argent, les dettes qu'elles ont à
cause des dépenses imprévues de la maison
Dans leur
majorité, les jeunes femmes qui travaillent dans le secteur qui
m'a été attribué, sont des adolescentes de 17 ou
18 ans. Les plus âgées ont 25 ans et sont arrivées
à l'usine, il y a 6 ou 7 ans. En majorité, pour ne pas
dire toutes, elles ont déjà des responsabilités
de famille. Il y a des femmes de 22 ans avec 3 ou 4 enfants. Et celles
qui n'avaient qu'un seul enfant commencent dès leur arrivée
à sortir avec un garçon de l'usine et peu de temps après,
elles sont enceintes. C'est un cas très fréquent pour
la majorité des employées de l'usine.
Les relations entre employés et employées sont habituelles,
plus encore quand la fille et le garçon sont nouveaux. Non seulement
il y a des couples d'ouvrières et d'ouvriers, il y a aussi des
couples de contremaîtres, nicaraguayens et étrangers. Pour
ces derniers, les conjoints sont dans la même usine, mais travaillent
dans des secteurs différents. Dans la maquila, se retrouvent
des surs, des cousins, des belles-surs et toutes les variantes
de la parenté et de parrains et marraines. Les uns sont amenés
par les autres et recommandés aux chefs par les personnes de
la famille. Les maquilas sont pleines de familles élargies, à
la recherche de subsistance pour les proches et apparentés.
VENDRE, ACHETER ET AVOIR FAIM
Il y a aussi, parmi les employées, les relations basées
sur le commerce. Dans l'entreprise il existe un vaste marché
clandestin : on vend et on achète des biscuits, des bonbons,
des chocolats, des chewing-gums, des bijoux de pacotille, et des médicaments
simples zepol, tiamina [vitamines], dolofor [aspirine], et petits
pansements pour les ampoules qu'on attrape aux mains dans certaines
tâches et aux pieds parce qu'on reste debout très longtemps.
Tous ces produits sont très demandés et les vendre représente
un bon gain. Si une pastille de panadol [sorte d'aspirine] se vend à
l'épicerie un peso, dans l'usine ça coûte le double.
C'est un marché clandestin, car l'entreprise défend de
faire entrer dans l'usine un quelconque aliment et les achats au bar
pendant les heures de travail sont formellement interdits.
Le plus gros des travailleurs arrive à l'usine vers 6 h 30 pour
avoir la prime quon reçoit si on arrive au moins dix minutes
avant la sonnerie de l'entrée. Pour pouvoir arriver si tôt
on doit se lever à 4 h du matin pour préparer la nourriture
qu'on emmène pour la journée, et très souvent aussi
celle qu'on laisse toute prête à la maison. Entre 9 et
10 h, tout le monde est déjà mort de faim, parce que depuis
le moment où lon arrive jusqu'à midi, l'heure du
déjeuner, il n'y a aucune pause.
Les gens ont cherché des alternatives à la faim pour pouvoir
respecter l'horaire, très souvent de 15 heures d'affilée,
et ils introduisent habilement dans leurs vêtements des sucreries
à manger ou à vendre. Aussi bien manger que vendre en
cachette demande de faire très attention. Si le contremaître
te voit, tu es renvoyée. En parlant avec des filles qui étaient
déjà dans l'entreprise depuis longtemps, je leur ai demandé
pourquoi elles se cachaient sous les tables pour manger quelque chose.
Elles m'ont raconté l'"histoire bien connue" d'un contremaître
qui avait renvoyé une fille : « elle avait été
idiote car elle n'avait pas jeté le bâton de l'esquimau
qu'elle était en train de manger ; il l'a vue et l'a envoyée
en haut (la direction et le secteur administratif). Et quand quelqu'un
va en haut, c'est pour rentrer chez lui ».
Les tables sont les témoins muets de tout ce qui se grignote
dans l'usine aux risques et périls des travailleuses. Sous les
tables, elles se font passer depuis des petits gâteaux jusqu'à
des tortillas avec du porc frit et du fromage amené de chez elles.
Le plus cruel est de voir le contremaître prendre trois fois par
jour du café et manger des biscuits dans la réserve. J'ai
pu expérimenter cela pendant les deux jours où on m'a
envoyée dans la réserve pour remplir des sacs avec des
"baleines", ces petites pièces qui durcissent les pointes
du col des chemises.
Les contremaîtres nicaraguayens sont ceux qui s'en prennent le
plus aux travailleuses, bien qu'ils participent à ce marché
clandestin. Notre contremaître vendait des petits pansements et
du zepol, très demandé pour s'en frotter les tempes. Constamment,
les femmes se plaignent de maux de tête et elles ont l'habitude
de s'en mettre à 10 h. du matin et à trois heures de l'après-midi
quand elles travaillent debout depuis déjà plusieurs heures.
CRIS, VIOLENCE ET BEAUCOUP DE PEUR
Les motifs des rappels à l'ordre sont nombreux : se trouver
hors du poste de travail, être en retard pour l'objectif prévu,
arriver en retard de façon injustifiée, manquer un jour
de travail sans justification, bavarder beaucoup, aller plusieurs fois
aux toilettes, demander beaucoup d'autorisations pour sortir de l'entreprise
La manière des contremaîtres nicas et étrangers
de te rappeler à l'ordre est la même. Tout se fait avec
des cris pour que ce rappel à l'ordre soit entendu par les autres
: on impose ainsi respect et crainte. A mon avis les contremaîtres
nicas sont plus chinois que les Chinois dans les mauvais traitements
à légard des travailleurs et des travailleuses.
C'est parce que les Chinois exigent des Nicas cette attitude, sinon,
ils les renvoient aussi.
Dans beaucoup de cas, les rappels à l'ordre n'ont pas pour but
d'améliorer le travail ; ils sont seulement une manière
d'insulter et de dévaloriser le travail que nous faisons. Les
deux phrases favorites que j'ai entendues des Chinois sont : «
Mauvais, mauvais ! Vous, être des ânes, des ânes !
» et « vous, avoir cervelles d'oiseaux, vous pas comprendre
! ». Ils sentent bien que ce sont les plus grandes offenses qu'ils
peuvent te dire.
Ces mauvais traitements ont été un modèle imposé
par le cercle des dirigeants taiwanais qui réside dans le pays
depuis le plus de temps. Une des filles m'a raconté que, quand
un nouveau taiwanais arrive, il ne te traite pas mal comme ça.
Il te traite avec respect ; il t'ouvre même la porte pour que
tu rentres ; ils sont courtois. Après, ils changent sous l'influence
des autres qui les forcent à être grossiers et finalement,
s'ils le peuvent, ils te donnent même un coup de pied.
En réalité, je ne sais pas si la culture asiatique est
violente, mais les contremaîtres, hommes ou femmes, sortent très
facilement de leurs gonds avec des expressions violentes et injustifiées.
La majorité des fautes que commettent les employés dans
la zone franche ne sont pas une raison suffisante pour les voir réagir
par exemple en envoyant un tourne-vis à la figure d'un garçon.
Le contrôle de soi ne parait pas faire partie de leur rationalité
et ils décident très facilement de te renvoyer, même
s'il n'existe aucun motif pour cela.
Cette possibilité crée une peur incroyable chez tous les
travailleurs. Une camarade m'a dit : « je crois que beaucoup de
ces filles n'ont jamais eu aussi peur, même de leur père
et de leur mère ensemble, que de Yu, le contremaître chinois
». Les travailleurs finissent par supporter les cris comme quelque
chose de naturel et pour quelques uns, même s'ils se fâchent,
la seule chose qu'ils sachent dire, c'est : « Il nous fait ch...,
cet homme ! ».
LES TOILETTES, UN REFUGE MULTI-USAGES
Pour les travailleurs et les travailleuses de l'usine, les toilettes
sont l'endroit où se déchargent beaucoup plus de besoins
que les seuls besoins physiologiques. C'est le lieu où on se
réunit pour manger un biscuit ou un bonbon, pour fumer une cigarette
ou pour s'accorder une pause. C'est l'endroit des confidences, où
on se défoule de la colère devant les rappels à
l'ordre des contremaîtres, et même où on répand
des larmes de colère et d'impuissance devant la répression
et les punitions qui font l'atmosphère de toute la journée.
Ici on trouve la paix, même si c'est pour quelques instants ;
le contremaître ne vient pas jusqu'ici.
Bien que cet endroit manque de la plus minimale condition d'hygiène,
il est considéré comme un refuge. Les souffrances s'y
accumulent, comme les tas de morceaux de tissus et de papiers sales
presque de la taille des cuvettes de wc, pour la plupart détériorées.
Dans les cuvettes, il y a d'épaisses croûtes, les fonds
sont tout noirs, l'humidité est permanente et les murs donnent
l'impression de n'avoir pas été repeints depuis la construction
de l'usine. Sur tous les murs, on lit des messages comme en écrivent
des collégiens, depuis les insultes jusqu'aux déclarations
d'amour ou les aveux d'infidélité.
On nettoie les toilettes, du moins on essaye de le faire, seulement
quand quelqu'un visite l'entreprise. Alors, on les lave, on met des
rouleaux de papier hygiénique et des distributeurs de savon liquide
pour les mains, bien que pour qu'ils durent plus longtemps, on leur
fait un trou si petit que l'ampoule que tu attrapes à force d'appuyer
sur le bouton est plus grande que la goutte de savon que tu arrives
à sortir. Dans cette entreprise, il y a trois toilettes, chacune
avec neuf wc. Pendant les douze jours où j'ai travaillé
à l'usine, un jour seulement j'ai vu que la femme de ménage
les lavait. Cela m'a surpris. Ensuite j'ai entendu des employés:
« Va savoir qui va venir ! » Ce jour-là sont arrivés
des fonctionnaires du ministère du travail accompagnés
ni plus ni moins que de Gilberto Wong, secrétaire exécutif
de la Corporation des zones franches du Nicaragua, la plus haute autorité
qui, par ses traits orientaux, passait inaperçu avec une rare
humilité au milieu des Asiatiques qui l'entouraient de grandes
révérences.
APRES QUINZE HEURES, TOUTES LES DOULEURS ÉCLATENT
L'horaire normal est de 7 h 00 à 17 h 15. Au-delà, les
heures de travail sont considérées par l'entreprise comme
des heures supplémentaires. Dans les périodes creuses,
celles où il y a peu de production, il n'y en a pas. Etant donné
que dans l'hémisphère Nord, destination des vêtements
que fabriquent les maquilas nicaraguayennes, il y a quatre saisons différentes,
il y a beaucoup de variétés dans les vêtements que
nous confectionnons. Les commandes changent beaucoup, ce qui multiplie
les tâches et les rendent plus longues et plus dures.
Dans le secteur de l'emballage, zone où le plus souvent on sort
à 19 h 15 en horaire normal, on doit laisser les tables toujours
propres. Sans aucune chemise à repasser. Au mois de juin, quand
j'étais là, nous avons travaillé jusqu'à
22 h. Un autre groupe travaillait toute la nuit. De temps en temps,
on leur donne la journée pour se reposer. Tout dépend
du rythme de travail ou des dates de livraison du produit. Ces journées
de plus de 15 heures de travail (de 7 h à 22 h) sont absolument
épuisantes physiquement pour les travailleuses. Elles n'ont que
40 minutes de repos pour aller déjeuner et encore 40 minutes,
vers 20 h, pour le dîner. Quand la nuit tombe, les douleurs se
font plus aiguës et toutes sortes de lamentations jaillissent.
Elles ont toutes mal à la tête et les pieds gonflés
qui ne supportent plus le poids de leur propre corps. Les douleurs de
dos abondent. Celles qui ont des problèmes de circulation ont
des varices sur le point d'éclater. Tout le monde, sans distinction
d'âge ou de sexe, a mal quelque part. Et dans la trousse à
pharmacie de notre secteur, la seule chose qu'il y ait c'est de l'alquaseltzer
et du coton.
L'HEURE DES RÊVES
A la fin de l'après-midi, les visages qui le matin étaient
frais et maquillés, sont maintenant éteints et les esprits
sont échauffés par les disputes, les erreurs commises,
les gestes malheureux. La susceptibilité naît de la fatigue.
Il ne manque pas non plus de groupes qui plaisantent pour ne pas sentir
la longueur du temps, pour le tuer. Parmi les femmes, le thème
le plus courant à ces heures-là est de dire qu'elles vont
se retrouver sans mari parce qu'elles arrivent tellement fatiguées
chez elles que la seule chose qu'elles font c'est de se jeter sur leur
lit pour dormir.
C'est aussi l'heure des récriminations contre le milieu dans
lequel elles sont nées : « Si j'étais née
dans un autre monde, je n'aurais pas besoin de travailler ici et je
serais bien assise, chez moi, avec mes enfants et avec mon mari ».
Ou bien d'exprimer des rêves aussi simples qu'impossibles : «
Qu'est-ce que je donnerais pour arriver chez moi, trouver un repas prêt
et chaud, les draps lavés et quelqu'un qui m'apporterait à
manger au lit ». D'autres rêves sont plus ambitieux : «
Ah! si je pouvais entrer à l'Université et préparer
un métier ».
La réalité est que beaucoup de femmes et d'hommes en entrant
dans la maquila arrivent en rêvant de trouver une promotion dans
le travail. Ce n'est pas possible. L'image que vendent les propriétaires,
c'est qu'ici on gagne beaucoup d'argent avec un travail très
accessible. Après, l'envie de faire des heures supplémentaires
pour avoir un meilleur salaire devient une vraie drogue. Après,
longtemps après, on comprend qu'il n'y aura pas de promotion,
mais seulement la routine, l'enlisement et un corps presque handicapé.
LE MINISTÈRE DU TRAVAIL : L'ALLIÉ
DES ENTREPRISES
Selon le Code du travail, on ne peut faire que neuf heures supplémentaires
par semaine. Dans le secteur de l'emballage, nous travaillons trente-six
heures supplémentaires par semaine. Avec une moyenne de quinze
heures de travail quotidien et sans une alimentation adéquate,
il est très difficile de pouvoir résister à ce
rythme.
Le fait d'abuser du travailleur et de ne pas respecter le Code du travail
est connu du ministère du travail (MITRAB), qui doit veiller
aux droits des travailleurs et contrôler les employeurs. Cependant
dans l'actuel modèle économique, le MITRAB s'est converti
en protecteur et allié des entreprises et des corporations de
la zone franche, en faisant la sourde oreille aux demandes des travailleurs.
« Tu mets plus de temps à arriver jusqu'au ministère
que l'entreprise n'en met à s'en apercevoir. En revenant à
l'usine, tu te retrouves avec ton renvoi dans les mains sans que rien
ne te protège. La zone franche et le MITRAB, c'est la même
chose » me dit une jeune femme.
Le ministère comme instance régulatrice des employés
et des employeurs devrait assumer un rôle moins politique et davantage
d'arbitrage. Il ne peut pas continuer à être le mouchard
des actions des travailleurs et le gardien des intérêts
des maquilas de sous-traitance. Le ministère doit donner plus
d'importance au salaire minimum et savoir réellement quelle grille
salariale existe dans le secteur de la maquila. Les réclamations
et les commentaires des travailleurs, quand ils touchent leur salaire
chaque quinzaine, démontrent qu'ils n'ont aucune connaissance
de la loi, qu'ils ne comprennent pas pourquoi ils gagnent cela ou pourquoi
on leur fait des déductions pour l'assurance sociale alors que
dans beaucoup de cas ils ne sont même pas inscrits à l'assurance.
LES HEURES SUPPLEMENTAIRES OBLIGATOIRES
Dans cette usine, les heures supplémentaires ne sont pas optionnelles,
elles sont obligatoires. Celui qui ne les fait pas est renvoyé.
On n'est pas consulté. Vers 14 h , on passe la feuille des heures
supplémentaires et la seule chose que tu dois faire est de la
signer. Pour éviter que quelqu'un du secteur de l'emballage ne
sorte de l'usine à l'heure de la sonnerie, à 17 h 15,
le contremaître garde sous clef les cartes de pointage des employés.
Ainsi, personne ne peut sortir, même pas en se cachant. Pour ne
pas rester à faire des heures supplémentaires, il faut
que tu demandes une permission au contremaître, lequel dans la
majorité des cas te dit non ; et si par hasard il te la donne,
ce doit être une raison de force majeure et tu dois le convaincre.
Le paiement pour une heure supplémentaire est de 9,92 cordobas
[environ 0,66 euros]. Cela dans le cas où on te les paye, parce
que selon les travailleuses il y a eu des heures supplémentaires
pour des travaux très durs qui ne leur ont jamais été
payées. Selon les commentaires de quelques femmes qui ont travaillé
dans d'autres entreprises, celles-ci leur payent des heures supplémentaires
quand ça leur chante ; dans d'autres entreprises on ne leur remet
pas de feuille de paye, on leur donne seulement l'argent et elles ne
savent pas ce qu'elles ont gagné et ce qu'on leur a déduit.
La réalité est qu'on ne sait pas comment fonctionnent
les heures supplémentaires, ni comment elles sont calculées,
étant donné qu'il y a des périodes où on
travaille la semaine complète y compris le samedi et le dimanche
et que la variation dans le salaire n'est d'à peine 100 cordobas,
alors que cela aurait dû être plus étant donné
le nombre de jours et la grande quantité d'heures supplémentaires.
Il y a des travailleurs et des travailleuses qui arrivent chez eux à
minuit ou 1 h du matin et qui doivent être debout de nouveau à
4 ou 5 h. L'épuisement physique est incroyable et nombreux sont
ceux qui à 10 h commencent déjà à prendre
des cachets de super-vitamines pour pouvoir tenir le coup pour le reste
de la journée.
LA PRESSE A L'HEURE DU DEJEUNER
Selon l'horloge de l'entreprise, la sonnerie pour le déjeuner
est à midi. C'est l'heure du désordre, de l'affolement
total. La majorité des gens sortent comme des fous en courant
comme si quelque chose à l'intérieur les poussait à
s'enfuir. C'est la course pour arriver les premiers au bar pour acheter
de la nourriture ou de la boisson qui accompagnera ce qu'ils ont amené,
tout préparé de chez eux. Les achats se font dans deux
bars et sur des tables où on vend des enchiladas, tacos, churritos
[variétés de galettes de maïs] et des fruits. Les
bars n'ont pas de condition d'hygiène. Ce qui abonde le plus,
ce sont les mouches et comme les bars sont à côté
des réserves, il faut y ajouter des rats et des souris. Les cuisinières
préparent la nourriture, la servent et manient l'argent sans
se laver les mains. Presque toujours on vend à crédit
en payant à la quinzaine, mais comme ce n'est pas très
rentable, beaucoup de travailleurs préfèrent amener la
nourriture de chez eux.
Les cantines se remplissent de gens qui mangent et discutent. Ceux qui
n'ont pas trouvé de place s'assoient sur l'herbe sous les palmiers
nains de l'entrée. Il faut manger en 40 minutes. Quand retentit
la sonnerie pour retourner au travail, les zones de repas sont jonchées
d'assiettes sales, de sacs et de restes, comme la rotonde de Santo Domingo
après un 10 août.
Un repas normal avec boisson coûte onze cordobas. La ration de
tacos, enchiladas, tajadas avec du fromage, ou une banane avec du fromage
coûte cinq cordobas. La plupart des gens se regroupent pour acheter
un litre et demi de boisson gazeuse ; c'est plus rentable que d'acheter
un verre. En plus de la nourriture et des boissons, les deux bars vendent
aussi des serviettes et du papier hygiéniques, des cigarettes,
des bonbons et des chewing-gum.
Quand il y a des heures supplémentaires à faire, l'entreprise
prend en charge le dîner des travailleurs. Mais ils disent tous:
« ça sort de notre poche..., des heures supplémentaires
qu'on ne nous paye pas ». Alors les repas sont commandés
dans un des bars de l'entreprise. Dans un des nombreux dîners
que j'ai pris avec les filles qui travaillaient avec moi, on nous a
donné la nourriture dans un carton. Ce jour-là, nous avons
eu du porc frit.
Quand l'une d'entre elles mordit la viande, le centre était verdâtre,
mais on ne lui a pas permis d'acheter autre chose dans le bar et elle
n'a rien eu à manger. Comme on ne sait pas l'heure exacte de
sortie - est-ce que ce sera tôt ou est-ce que ce sera tard ? -
généralement on n'emporte rien de préparé
de chez soi pour le dîner. Je n'ai pas pu savoir si ce sont ceux
du bar ou les contremaîtres qui décident de la nourriture
que mangeront les employés, mais ceux-ci se plaignent presque
toujours de la mauvaise qualité.
L'HEURE DES ODEURS
A 17 h, c'est l'heure des odeurs. Où que tu passes, ça
sent les déodorants, les crèmes de beauté, la pâte
dentifrice, les parfums les plus variés qui se mélangent
avec les mauvaises odeurs de toute une journée de travail. Dans
les toilettes, les femmes s'entassent devant les lavabos pour se laver
les dents, pendant que beaucoup se maquillent. C'est impressionnant
de voir comment la fatigue n'empêche pas les soins corporels.
Le vendredi, que ce soit ou non un jour de paye, il y a encore plus
de temps consacré à la vanité. C'est le jour de
rendez-vous des couples. Généralement, le vendredi, il
y a peu d'heures supplémentaires. On dit que c'est une politique
de l'entreprise, bien que, quand moi j'ai travaillé à
l'usine, ça ne s'est pas passé comme ça.
A 17 h 15, quand retentit la sonnerie de sortie pour les secteurs de
chaîne de production - où on coud et on assemble les chemises
- le gros des travailleuses et des travailleurs sort, plus de mille.
Tout le monde prévient : « Tu as ta carte ? » et
tout le monde la cherche avant la sonnerie pour être les premiers
dans la file.
LA FOUILLE ORDINAIRE
Tous les jours à la sortie, il n'y a pas seulement le rite du
pointage ; il faut aussi passer par une fouille corporelle. Pour les
hommes, c'est un surveillant qui le fait ; pour les femmes, une femme
de cette même entreprise de surveillance et une Chinoise de l'usine.
Le premier jour, comme j'étais nouvelle, je suis sortie à
17 h 15 avec le gros des travailleuses. J'ai pointé ; je ne savais
rien de la fouille à la sortie. J'ai seulement vu la file et
les femmes qui sortaient par la porte des piétons et les hommes
par l'entrée des véhicules. Comme j'étais distraite
parce que je regardais passer la foule de gens qui sortaient d'autres
usines à coté, je ne faisais pas attention aux camarades
qui allaient devant. C'est quand mon tour est arrivé que j'ai
eu peur. La Chinoise, une femme très petite qui ne m'arrivait
pas à l'épaule, commença à me tâter
en me passant la main depuis le pubis jusqu'en haut des fesses et ensuite
depuis le pubis jusqu'en haut du ventre. J'étais envahie par
une sensation de dégoût et ma peau se hérissa. Un
violent désir de la frapper et de pousser des cris m'envahit
; ce fut une sensation désagréable que je n'avais jamais
ressentie, même pas lorsque dans la rue je me suis trouvée
avec des voyous pervers qui te disent des grossièretés.
Pendant un instant, j'ai pensé qu'on n'avait touché que
moi et que j'étais la seule qui avait réagi comme ça.
Mais les camarades qui sont arrivées le même jour que moi
partageaient mes sensations: « Oh là là ! C'est
horrible, cette Chinoise qui te touche » a dit l'une d'elles.
Et une autre: « Moi, j'ai travaillé dans d'autres usines
et jamais on ne m'avait fait ça ! ».
LA FOUILLE Á CORPS POUR S'IMPOSER
La manière de palper de la Nica était différente
de celle de la Chinoise. J'ai compris que cette manière de violenter
chaque femme est aussi une manière de démontrer que les
patrons peuvent faire ce qu'ils veulent avec les ouvrières. De
plus c'est une forme de contrôle qui n'a pas de sens : les jeans
que je portais - ceux de presque toutes - étaient très
ajustés. Comment pourrait tenir à l'intérieur de
mon pantalon une chemise à manches longues ? Impossible.
Bien que cette fouille devienne une routine pour les travailleuses,
je ne m'y suis pas habituée pendant les douze jours où
je suis restée dans l'usine. A chaque fois que j'entendais la
sonnerie de sortie, j'avais mal à l'estomac, en pensant seulement
ce que j'aurais à subir pour pouvoir sortir dans la rue. Il y
a eu des jours où le dégoût me coupait l'appétit,
je ne dînais pas et j'arrivais chez moi avec encore cette horrible
sensation. J'ai clairement vu que la plus grande violence est faite
aux femmes. Les hommes, on les fouille, mais un surveillant nicaraguayen
leur tâte seulement les jambes. Selon la direction, la fouille
ordinaire cherche à éviter que des travailleurs n'emportent
des pièces. Dans les conversations que j'ai eues avec les femmes,
elles racontaient que, dans certaines usines, ceux qui prennent des
pièces de l'usine sont toujours des hommes qui les sortent en
se les mettant comme des couches. La majorité les approuve pour
ces fauches: « C'est bien qu'ils volent. De toutes façons,
ils le font pour nous, et pour quelques malheureuses pièces qu'ils
prennent, ce n'est vraiment pas une grosse perte ». Naturellement,
ce sont des vols sporadiques, et le commerce des pièces se fait
entre les travailleurs de l'usine eux-mêmes.
COLÈRES ET HUMILIATIONS
Les contrôles font partie d'une politique d'humiliation. Un jour,
avant 10 h, nous voulions désespérément sortir
et le contremaître tenait nos cartes sous clés. Quand nous
l'avons entouré toutes ensemble, chacune de nous cherchant sa
carte pour pouvoir sortir plus vite, il prit tout le paquet et furieux
le lança violemment sur une autre table. Les cartes s'éparpillèrent
sur le sol, nous avons dû nous jeter par terre et nous nous les
arrachions des mains, pendant que le contremaître riait de son
exploit.
Est-ce l'excès de travail que ces messieurs disent avoir qui
est la cause de leur comportement inhumain ou celui-ci est-il dû
aux exigences que l'administration leur impose ? Dans leur majorité,
ceux qui maintenant sont contremaîtres, sont arrivés dans
l'entreprise comme le reste des travailleurs. Cela a été
le cas pour une jeune femme qui avait commencé à travailler
en même temps que nous dans l'emballage. Quelques jours après,
elle ne supportait déjà plus le travail, qui lui paraissait
très dur, et elle décida de démissionner. Mais
quand elle se présenta à la direction des ressources humaines
pour donner sa démission, une des femmes chargées de l'embauche
lui demanda de supporter quelques jours de plus, parce que la fameuse
Madame Fidelina recherchait une nouvelle employée ayant fait
des études, pour en faire son assistante. Et la candidate, c'était
elle.
COMMENT "CHANGER" DE PERSONNALITÉ
Le lendemain la femme qui allait donner sa démission n'est pas
venue travailler. Nous avons pensé qu'elle était partie,
mais à midi nous l'avons vue aller déjeuner avec l'élite
de l'entreprise, le personnel des ressources humaines. Ils ont une table
seulement pour eux et aucun autre employé ne peut s'y asseoir.
Comme pour nous elle continuait à être notre camarade de
travail, nous nous sommes réjouies de la voir. Elle, non. Elle
avait déjà "changé". Elle est passée
à côté de nous et nous a seulement dit sèchement:
« Bonjour ! » et elle est allée à la table
select. « ça lui est déjà monté à
la tête » avons-nous commenté.
Peu de temps après, j'ai pu parler avec elle. La pauvre femme
m'a expliqué: « On m'a interdit d'entrer en contact avec
vous, on me demande de me souvenir que j'ai un niveau complètement
différent de celui des gens inférieurs ». Il est
évident que les investisseurs asiatiques prétendent créer
dans les zones franches une stratification de classes. Serait-ce que
dans leur pays ils appartiennent à la classe supérieure
qu'ils font semblant d'avoir au Nicaragua, ou serait-ce qu'ils veulent
nous faire revenir à l'époque de l'esclavage, réduisant
nos droits à force de nous mépriser?
CONTRATS NON RESPECTÉS
En signant le contrat dans ces entreprises, le poste où l'on
doit travailler donne lieu à un accord mutuel entre employeur
et employé. On signe le contrat selon son expérience si
on en a, dans le secteur où eux ont besoin de personnel. Beaucoup
de celles qui viennent demander du travail ont déjà une
idée de l'endroit où elles seront, ou disent où
elle veulent être placées.
Selon le ministère du travail, pour qu'un employé soit
changé de poste, même de manière occasionnelle,
il doit y avoir un accord mutuel. Cependant les travailleuses réalisent
des tâches qui ne figurent pas dans les contrats. On te met dans
n'importe quel secteur pour que tu ne restes pas à ne rien faire.
Nous, à l'emballage, on nous a mis dans d'autres secteurs parce
que les accessoires qui doivent être collés sur les chemises
n'étaient pas arrivés. D'abord, on nous a mis toute une
matinée dans le secteur des cantines pour assembler les boîtes
en carton dans lesquelles on emballe les chemises Perry Ellis. Le carton
était préparé par des marques pour faire les pliures
des boîtes et des couvercles. A chacune de nous, on a donné
cinq caisses ; chaque caisse avait 250 pièces et nous devions
assembler 1250 boîtes. A première vue, la tâche paraissait
facile et peu fatigante. Pourtant, deux heures après, on avait
des fourmillements dans le dos et des blessures à chaque main,
quelquefois même profondes, à cause du frottement avec
le carton.
JOURNÉES Á LA BLANCHISSERIE
Ce jour-là, on nous envoya après le déjeuner au
secteur de la blanchisserie. Le travail consistait à laver les
endroits des chemises qui étaient signalés comme ayant
des tâches de saleté ou de graisse. Il y avait ces jours-là
une commande de chemises blanches. Nous devions les blanchir avec du
chlore et de l'acétone. Dans la laverie, nous avons passé
deux jours et demi de 7 à 19 h et nous avons continué
dans le secteur de l'emballage.
Après deux jours passés à la laverie nous avions
les mains complètement fendillées. L'acétone et
le chlore combinés sans aucune protection nous brûlèrent
les mains et nous avions des champignons sur les doigts et les ongles.
Dans la blanchisserie, où 28 femmes lavaient sans arrêt,
la chaleur était insupportable. Nous étions à côté
des chaudières et le feu et la fumée se concentraient
là. Il y avait aussi les soufflets très bruyants qu'on
utilise pour nettoyer les pièces qui ont beaucoup de peluches.
Le paiement est à la production et le minimum de chemises que
tu dois laver est de 700. Si tu ne les laves pas, tu perds le droit
à la prime de production. Chaque fois que tu en as lavé
une certaine quantité, une employée en note le nombre.
Cette méthode pourrait paraître juste, mais il arrive aussi
que, si tu n'es pas bien vue de celle qui note, elle change le nombre
de ta production et tu ne peux rien y faire.
Moi, j'étais mal vue d'elle, parce que chaque fois que j'allais
chercher des chemises pour les laver, elle m'en notait moins ou elle
ne me notait rien du tout. Il arrivait la même chose à
d'autres camarades. De notre côté, nous ripostions en trouvant
des trucs pour augmenter le nombre. Nous humidifions beaucoup de chemises
qui n'étaient pas sales pour donner le change et arriver à
un plus grand nombre. Quand le soir tombe, la vie empire dans la laverie.
La lumière naturelle s'en va et tu n'y vois presque plus. En
hiver, les femmes sont trempées, parce que la partie supérieure
de la laverie n'est pas couverte et il y pleut à torrent.
EN DANGER DÈS QUE TU PRENDS LE BUS
Pendant les douze jours qu'a duré l'étude que j'ai faite,
j'ai voyagé en autobus du transport urbain collectif, ceux qu'utilisent
à 100% les travailleurs de la maquila. Pour pouvoir respecter
l'horaire, le seul moyen est de se lever très tôt. Je prenais
le bus à 6 h 15. Ils étaient bondés, les gens accrochés
aux deux portes. Ce sont de vieux autobus, dans un état déplorable,
où voyager est très dangereux. L'amoncellement des passagers
permet à des équipes de pickpockets, hommes et femmes,
d'opérer avec succès. Cela permet aux hommes de tripoter
les femmes.
Un jour, pressé par l'horaire d'entrée, je suis montée
dans le premier autobus qui s'est arrêté. Il était
bondé. Je suis montée par l'arrière et j'ai pu
trouver de la place seulement sur le marchepied, accrochée à
la porte. Quelques pâtés de maisons plus loin, l'autobus
freina si brusquement que je tombai à la renverse dans le caniveau.
Le receveur de l'autobus me cria : « Vous êtes des idiotes,
vous ne vous tenez même pas, et après on dit que c'est
de notre faute ». Personne ne m'aida à me relever. Je n'avais
guère envie de reprendre cet autobus, mais c'est le seul choix
qu'ont les travailleuses : secouer leurs vêtements et remonter
dans le véhicule qui leur a fait du mal. Dans l'usine, j'ai entendu
dire que d'autres entreprises de la zone franche Las Mercedes, ont leurs
propres autobus et parcourent certains quartiers de la capitale pour
aller chercher les travailleuses sans aucun coût pour elles. Je
n'ai jamais pu vérifier cela.
LES MAQUILAS VONT-ELLES NOUS DÉVELOPPER ?
Ce récit se termine là. Je ne voudrais pas qu'il s'en
dégage une critique destructrice. J'ai seulement voulu raconter
mon expérience pour que tout le monde puisse s'imaginer ce que
des milliers et des milliers de femmes et aussi d'hommes vivent ou ont
vécu quotidiennement pendant des semaines, des mois, et des années
dans plus de quarante maquilas qui existent déjà au Nicaragua,
industries dont on attend le "développement" de notre
patrie et de notre peuple.
Traduction DIAL.
En cas de reproduction mentionnez la source DIAL.