Lidée selon laquelle i ny aurait ni racisme ni préjugés
raciaux au Brésil reste largement répandue. Des mouvements
identitaires, mêlés à des mouvements sociaux, ont
cependant fait leur apparition. Prenant appui sur la situation de lEtat
de Sergipe au Brésil, Paulo S.C. Neves, maître de conférence
à lUniversité de Sergipe, étudie les formes,
le contenu et le sens des revendications de négritude. Dans cet
article rédigé spécialement pour DIAL, on verra,
entre autres choses, comment les critères économiques
et sociaux fonctionnent par rapport aux critères raciaux et comment
les mouvements militants noirs se distinguent de la population noire
non militante. Il apparaît que les effets du mouvement noir se
font sentir davantage dans le domaine symbolique que dans le champ strictement
politique.
Traditionnellement, lidentité
nationale au Brésil fut construite autour de lidée
de démocratie raciale. La mise en place, après les années
30, de politiques nationales populistes par un Etat en quête de
légitimité qui souvre aux demandes des classes moyennes
et populaires urbaines, allait de pair avec le développement
dune idéologie nationaliste basée sur lidée
dune spécificité positive du peuple brésilien
: celle dêtre issu du métissage entre Blancs, Noirs
et Indiens. Ainsi, du fait que tous les Brésiliens, ou presque
tous, étaient issus du métissage, il ny aurait pas
du racisme ou des préjugés raciaux dans le pays, lequel
devait être considéré comme un exemple de rapports
égalitaires entre les groupes raciaux. Cette idée, initialement
soutenue dans louvrage de Gilberto Freyre, va par la suite devenir
lidéologie officielle du pays, reprise par les gouvernements
et par les moyens de communication de masse, laissant des traces profondes
dans les principales manifestations artistiques et culturelles du pays.
Contre cette manière denvisager les rapports sociaux dans
le pays, des mouvements organisés par des intellectuels noirs
vont essayer dorganiser la population dorigine noire contre
le racisme et les inégalités sociales entre Blancs et
non Blancs. Malgré lexistence de ces mouvements tout au
long du XXème siècle, ce nest quà partir
de la fin des années 70 que ces discours vont gagner une visibilité
publique importante, à linstar dautres mouvements
sociaux identitaires.
En effet, la libéralisation de la vie politique brésilienne,
à la fin des années 1970, a permis lapparition de
plusieurs mouvements sociaux qui faisaient émerger une série
didentités perçues comme problématiques.
Les mouvements noir, féministe, indigène, homosexuel,
etc. ont mis en évidence des problèmes à la fois
socio-économiques, culturels et comportementaux que lautoritarisme
et lesprit conservateur du régime militaire avaient réussi
à maintenir sous contrôle jusqualors. Ces mouvements
identitaires et de quête de reconnaissance symbolique se sont
joints à des mouvements sociaux dont les revendications affichées,
plus politiques et économiques (mouvement syndical) ou pour des
biens collectifs (associations de quartiers, etc.), ne cachaient pas
la lutte pour des changements dans la structure du pouvoir et dans limaginaire
social national.
Cest dans ce contexte général que renaît le
mouvement noir brésilien, lequel se propose dêtre
aussi bien un catalyseur des changements visés au niveau des
représentations et des stéréotypes sur les Noirs
quun moyen de lutte contre les inégalités socio-économiques
entre Blancs et Noirs dans le pays. Toutefois, à la différence
dautres mouvements qui ont réussi à obtenir une
grande participation populaire jusquà la fin des années
80, le mouvement noir, tout comme dautres mouvements identitaires,
est devenu un mouvement composé seulement de quelques militants,
sans base sociale solide. Tendance qui allait se renforcer avec la crise
générale du militantisme et des mouvements sociaux brésiliens
au cours des années 90.
Cela ne peut nous empêcher, cependant, de percevoir limportance
de ce mouvement dans le processus qui fait gagner à la «
question raciale » de nouveaux contours symboliques. Bien que
les préjugés raciaux continuent à faire partie
du quotidien des Noirs brésiliens et bien que ces derniers continuent
à occuper les positions les plus basses dans léchelle
socio-économique, il nest pas possible de nier les transformations
en cours dans le débat sur le racisme au Brésil.
Cela signifie que le mouvement noir brésilien remporte davantage
de succès dans lespace culturel et symbolique que dans
sa capacité de mobilisation politique pour promouvoir la citoyenneté
à lensemble de la population afro-brésilienne. Phénomène
peu surprenant, car dans le Brésil actuel le champ culturel/symbolique
est plus flexible et modifiable que le champ politique ou les structures
socio-économiques.
Lémergence dun discours basé sur la revendication
de la négritude va transformer le sens du débat autour
de lidentité nationale au Brésil, en questionnant
le discours officiel sur le métissage qui effacerait les préjugés
raciaux et finirait pour uniformiser lensemble de la population.
La stratégie de construction dune identité noire
sopposant à lidentité nationale hégémonique
exprime la volonté de récréer une nouvelle représentation
symbolique du Brésil et des Brésiliens.
La recherche qui a donné origine à ce texte a pris lexpérience
du mouvement noir dans lEtat de Sergipe comme cas exemplaire.
En effet, dans cet Etat, malgré le fait que la majorité
de la population soit dorigine noire (78%), le mouvement noir
reste circonscrit à laction de quelques militants, et des
manifestations populaires de revendication de la « négritude
» restent très rares.
Dans lacception ici adoptée le mouvement noir se réfère
à lensemble des organisations qui cherchent, de manière
explicite, à transformer les représentations sociales
sur les Afro-Brésiliens par le biais de laction proprement
politique ou de laction culturelle. Dans ce sens, fait partie
du mouvement noir toute organisation ayant le combat contre le racisme
et contre les mécanismes dexclusion socio-économique
et politique des Noirs au centre de son action ; ainsi que celles qui
se mobilisent pour la valorisation de la culture et de la dignité
des Afro-Brésiliens.
La recherche de la pureté noire
Dans ce sens, ce qui caractérise laction publique des mouvements
noirs est la recherche de la pureté noire. Chaque groupe revendique
pour soi la primauté de la définition de ce que signifie
être noir au Brésil et plus spécifiquement à
Sergipe. Le mouvement noir naccepte pas lidée quil
peut y avoir plusieurs façons dêtre noir, ce qui
au fond signifie quil y a une bonne manière dêtre
noir.
Cela génère, initialement, une confrontation entre les
divers groupes de militants. Certains vont défendre lidée
que les Noirs doivent adopter des formes culturelles, religieuses et
de sociabilités dorigine purement africaine, sans contamination
de la culture de masse et de celle des « dominateurs blancs ».
De la même manière, dautres groupes se positionnent
de manière critique vis-à-vis de certaines expressions
culturelles de masse, normalement associées aux Noirs, telles
que le pagode, laxé music, etc. car elles sont vues comme
formes corrompues de la culture noire.
Cette quête pour la pureté africaine, comme la démontré
lanthropologue Beatriz Goés Dantas par rapport aux religions
afro-brésiliennes, finit par générer des querelles
autour de la définition du pur et de limpur. Ce qui pour
certains est pur, pour dautres ne lest pas. Quelques jeunes
militants considèrent le reggae comme une musique purement noire,
au contraire du pagode, une sorte de samba adaptée à la
société de masse ; pour dautres, les groupes noirs
devraient employer les rythmes du folklore populaire des populations
noires, expressions culturelles qui nétaient pas encore
contaminées par la culture de masse. Pour dautres encore,
les groupes musicaux noirs devraient travailler sur les rythmes des
religions afro-brésiliennes, expressions de «lâme
noire ».
Pour la plupart des militants noirs, la question raciale est vue comme
laxe principal des luttes populaires dans le pays, toutes les
autres demandes y étant subordonnées. De là sorigine,
peut-être, léloignement du mouvement noir dautres
mouvements sociaux. Pour les militants noirs, les autres mouvements
et la gauche dune manière générale, nont
pas encore compris limportance de la question raciale, car ils
veulent la réduire à une simple question économique.
Autrement dit, les militants noirs de Sergipe, dans leur grande majorité,
développent une stratégie qui consiste à créer
une identité noire excluante, qui nie dautres identités
(nationale, régionale ou de classe). Être noir dans cette
acception, signifie ne pas avoir dautres identités, être
100 % noir.
Le décalage militants/non-militants
Cette vision exclusiviste de lidentité noire est une des
causes du décalage entre militants et non-militants noirs. Elle
a ses répercussions à lintérieur même
des familles.
Pour les familles des militants, le militantisme avec tous les sacrifices
quil exige (des militants eux-mêmes et de leurs proches),
par exemple en termes de difficulté à trouver un emploi
à cause de lapparence physique adoptée par certains
militants, nest pas la meilleure stratégie dascension
sociale. Les parents incitent leurs enfants à abandonner le militantisme
pour quils pensent davantage à leur futur, soit en sinvestissant
plus dans la formation professionnelle, soit en passant des concours
publics.
Ainsi, tandis que les non-militants, de façon pragmatique, posent
la question raciale au deuxième plan par rapport à la
lutte pour la survie, les militants, au contraire, posent lidéologie
raciale au dessus du pragmatisme. On peut ici percevoir une tension
entre une vision ethnicisée du noir (majoritaire chez les militants)
et une vision non ethnicisée des non-militants, tournée
vers la survie matérielle. Ceci témoigne non seulement
de lancrage de limage traditionnelle du Noir chez les personnes
non militantes contactées, mais aussi du poids quelles
accordent aux stratégies dascension sociale pour que les
Noirs puissent être respectés dans la société.
Quest-ce que cela signifie ? Mon hypothèse de travail est
que la discrimination dans certaines régions du Brésil,
là où les non-Blancs sont majoritaires1
, les critères de segmentation sociale auxquels les non-Blancs
pauvres sont confrontés ne sont pas perçus, dans la majorité
des cas, comme dordre racial mais plutôt économique.
Ce qui ne signifie pas quil ny ait pas, en termes de logique
structurelle, un entrecroisement entre les critères raciaux et
socio-économiques, mais simplement que ce sont ces derniers qui
gagnent une plus grande évidence.
Je caractérise cet aspect de lexclusion des non-Blancs
de « discrimination structurelle », une discrimination qui
na pas besoin de montrer son visage pour agir. Une discrimination
où les critères économiques et sociaux de discrimination
masquent les critères raciaux de mise à lécart
de la citoyenneté. Autrement dit, la discrimination raciale au
Brésil napparaît que très difficilement exclusivement
en termes raciaux, elle apparaît dans la majorité des cas
intégrée à une discrimination économique
et sociale.
Dans ce contexte, le mouvement noir ne propose quune quête
identitaire, ce qui améliore lautoestime des militants,
mais napparaît pas comme capable de changer la structure
économique et sociale, perçue comme source de la discrimination
et de lexclusion. On est au cur du débat sur ce qui
pousse les mouvements sociaux contemporains à laction :
la reconnaissance symbolique ou la redistribution des biens produits
par les sociétés.
Les discours adoptés par le mouvement noir brésilien questionnent
à plusieurs niveaux, les représentations traditionnellement
acceptées sur les Noirs. Au delà de la différence
de perception entre les militants et les non militants sur les stratégies
individuelles dascension sociale, question centrale pour les populations
à bas revenu, les discours sur la négritude, en questionnant
lidée de la « démocratie raciale » sopposent
à lidentité nationale traditionnelle. Il y a là
une possible explication du faible taux de participation de la population
dorigine noire dans ces mouvements.
Il ne sagit pas, bien évidement, de vouloir cantonner laction
du mouvement noir dans le cadre dune idéologie qui, à
la limite, nie la pertinence même des revendications de ce mouvement.
Ce quil me semble important est de souligner le complexe contexte
où les militants noirs développent leur démarche
de quête dune pureté noire. Cela pourra, peut-être,
les mener à mieux comprendre les répercussions de leurs
pratiques et ainsi les aider à agir de façon plus efficace
dans le combat contre le racisme et contre les discriminations raciales
au Brésil.
De plus, la simple existence du mouvement noir est déjà
un important facteur de changement. La diffusion publique de la discussion
sur le racisme et sur les différences entre Blancs et non-Blancs,
ainsi que la mise en place de politiques publiques censées combattre
les inégalités raciales2
, montre que les choses sont en train de changer. Même si lidentité
officielle des Brésiliens continue dêtre pensée
en termes dintégration des différentes cultures
et ethnies, il nest plus facile de défendre lidée
dabsence de préjugés raciaux, grâce en partie
à laction du mouvement noir.
1-Jemploie lexpression non-Blanc pour éviter toute
tentation de les classifier automatiquement comme des Noirs, ce que
fait le mouvement noir. Le complexe système de classification
par la couleur de la peau au Brésil pose la question de la discrimination
raciale au-delà de la dichotomie Blancs-Noirs.
2-Parmi celles-là, lintroduction du système de quotas
pour les Noirs et les pauvres dans les universités publiques,
de même que dans certains organes de lÉtat a donné
lieu à un grand débat dans la presse.
Traduction DIAL.
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