Au colloque sur les alternatives latino-américaines réalisé
à Lyon par DIAL les 23 et 24 avril 2004, Ivone Gebara, théologienne
brésilienne, religieuse, a fait une intervention remarquée
sur la situation de la femme dans le contexte actuel des sociétés
latino-américaines, mais surtout dans lEglise catholique.
Malgré les efforts faits par la théologie de la libération,
prédomine aujourdhui limpression dune régression
des Eglises par rapport aux questions féminines. LEglise
catholique continue à parler un langage du passé sans
tenir compte de lévolution des temps et des cultures. Malheureusement,
il ny a pas dannonce réélle dune bonne
nouvelle pour les femmes.
Dans la présentation
de ce colloque les organisateurs écrivent : « nous
ne sommes généralement informés que de ce qui
va mal en Amérique latine. Pourtant, des expériences
positives importantes se déroulent aujourdhui. (...)
Elles témoignent quun autre monde est possible ».
Cest à partir de cette proposition tournée vers
lespérance, que jaimerais vous présenter
quelques idées essayant de souligner la complexité et
lambiguïté de nos alternatives.
Souvent, quand nous disons en Amérique latine quun autre
monde est possible, il y a derrière notre tête le désir
dune autre organisation économique, politique, sociale
dans nos pays et dans le monde. Il y a aussi un désir de relations
plus égalitaires entre femmes et hommes dans les différents
rapports de société. Nous croyons à linterdépendance
entre toutes les nations et groupes humains. Et nous voulons un projet
de société qui ne soit pas basé sur le profit
dune minorité, sur lexploitation et la domination
des êtres humains et sur la destruction des écosystèmes.
Pendant longtemps ce projet alternatif sappelait pour nous SOCIALISME.
Le féminisme social débutant en Amérique latine
à partir des années 1970 sinscrivait aussi dans
ce projet politique considéré comme alternatif.
De même, à lépoque, au niveau des Eglises
chrétiennes, nous avons souvent entendu parler de socialisme
chrétien ou des chrétiens pour le socialisme. Un ferment
socialiste semblait se diffuser dans différents mouvements
et institutions.
Aujourdhui encore, ce projet alternatif sappelle socialisme
ou démocratie réelle, même si souvent nous sentons
que nous sommes encore très loin de notre Utopie. Ce qui est
nouveau dans cette Utopie est que, malgré la méconnaissance
formelle des grandes masses, le malaise et le désir dun
nouvel ordre mondial touche les différents groupes de tous
les pays. De même, ce qui est nouveau est lurgence de
comprendre de façon nouvelle le sens actuel de nos utopies,
de les redéfinir, de les préciser selon des nouvelles
références.
Pourquoi dire cela comme introduction à ma réflexion
? Parce quà mon sens, les alternatives qui se dessinent
en Amérique latine, les alternatives qui semblent aider les
gens à vivre ou celles qui favorisent une organisation sociale
plus juste se font à lintérieur du même
système capitaliste. Il ny a pas de chemins alternatifs
radicalement nouveaux. Les gens diront que ceci est clair, mais quand
même il faut le répéter pour éviter des
illusions et éviter de penser que nous sommes sûres de
bâtir le socialisme selon un nouveau visage.
Cest comme si les mouvements dits alternatifs trouvaient des
brèches qui permettent une respiration plus confortable à
quelques centaines de personnes. Alors, ces alternatives ne sont que
des alternatives relatives, cest-à-dire des petites conquêtes
à lintérieur même de ce système oppresseur.
Et cela semble vrai même si différents groupes gardent
lorientation ou la direction de lutopie socialiste. Nous
nous rendons compte par ailleurs, que le rêve socialiste se
situe aujourdhui comme une espèce dutopie qui nécessite
dêtre reprise et réfléchie à partir
dautres donnés et références suivant le
contexte historique actuel. Dans les différents FORUM SOCIAUX
ce mot dordre « un autre monde est possible »
a alimenté nos rêves et a bercé nos espérances
internationales. Partout le même rêve, partout le même
souhait, partout des gens de bonne volonté essayent de réfléchir
et de proposer des alternatives à cette globalisation économique,
politique et culturelle qui tue nos valeurs. Mais, tout cela semble
encore loin, même si des pas significatifs ont été
faits, même si de bonnes graines ont été plantées.
Ce qui est officiellement reconnu comme de « grandes conquêtes
» de notre monde ne vient pas des forces alternatives au capitalisme
dominant, mais de ce même capitalisme dominant, même si
nous reconnaissons aussi la crise du modèle néolibéral.
Les solutions proposées par les gouvernements, par exemple
du Brésil, avec tant de programmes sociaux ne touchent pas
les inégalités structurelles présentes depuis
des siècles dans ce pays. Elles servent à dépanner
des situations tragiques de faim, de soif, de maladie, de manque de
terre. Mais cest encore du dépannage. Le gouvernement
continue à dépenser notre argent dans le payement de
lintérêt de nos dettes et à augmenter des
taxes. Le point central du problème, cest-à-dire
linégalité des chances, de traitement,
de races et tant dautres nest pas touché. Ou encore,
pour être exacte, il est touché seulement au niveau du
discours mais non au niveau des pratiques concrètes.
Avec la fin du cycle de privatisations dans léconomie
on se demande quelle est la réelle force dun gouvernement
constitué. On se pose la question sur le contenu de ce quon
appelle « projet national » et ceci dans toute lAmérique
latine. Quels sont les acteurs, citoyens, citoyennes qui le proposent
? Et comment se positionnent-ils ?
Cest à la lumière de cette introduction que je
me propose de partager brièvement quelques aspects du rôle
de lEglise, particulièrement lEglise catholique
romaine, par rapport au mouvement des femmes en Amérique latine.
Je vous propose quelques aspects de ce problème si complexe
et si actuel.
Le mouvement des femmes a obtenu une audience significative depuis
plus de 30 ans en Amérique latine. Des conquêtes au niveau
des lois sociales, au niveau de la dénonciation de la violence
domestique dans toutes ses formes ainsi que les violences sociales
contre les femmes trouvent aujourdhui un espace significatif
dans les moyens de communication sociale et dans la conscience dun
bon nombre de personnes. Lorganisation des femmes indigènes
au niveau continental et intercontinental, lorganisation des
femmes dorigine africaine, lorganisation des femmes des
milieux ruraux et autres révèlent de plus en plus quen
Amérique latine la question raciale et celle du genre ne sont
pas seulement liées aux différentes cultures et sexes
qui composent le visage du continent, mais aussi à des structures
économiques et culturelles de domination. La simple question
- qui sont les plus pauvres ? et la réponse donnée
par une simple observation peuvent nous situer dans le contexte des
inégalités structurelles.
Lorganisation des ces différents groupes et les revendications
pour une citoyenneté pleine sont sans doute des pas importants
pour plus de justice dans nos institutions sociales et nos relations.
Néanmoins, il faut laffirmer à nouveau, les changements
obtenus entrent sans doute dans un projet social précis, mais
à lintérieur même du système hiérarchique
actuel dans lequel nous vivons - système de privilège
de classe et système sexiste. Une manifestation pour les droits
reproductifs des femmes ou contre la violence domestique ou contre
les taux inférieurs de salaires octroyés aux femmes
se déroulent à lintérieur même de
ce système de privilèges et changent peu de choses.
Mais, si nous nétions pas engagées dans cette
lutte quotidienne, sans doute, notre situation et celle du monde auraient
été pire.
Limpact de nos conquêtes peut être mesuré
à courte échéance par le moyen des concessions
des pouvoirs en place, fruit sans doute de notre lutte insistante.
Mais, à longue échéance, il est impossible de
prévoir les changements opérés par nos petites
conquêtes daujourdhui. Nous rêvons que des
changements plus significatifs dans les structures de pouvoir national
et international puissent se produire. Mais il est difficile den
dire plus sur lavenir.
Au niveau des Eglises et plus particulièrement de lEglise
catholique romaine la situation est différente. Nous assistons
à un nouveau rôle des religions institutionnelles et
à une conscience grandissante du fait que ceux qui détiennent
le plus de pouvoirs et de biens en Amérique latine sont des
chrétiens. La théologie de labondance et le marketing
catholique servent à prouver que les riches sont une élite
voulue par Dieu pour bâtir le monde, développer ses richesses
et instaurer la paix. Les ennemis doivent être combattus puisquils
ne se soumettent pas au bon monde voulu par Dieu. Dans cette perspective
le mouvement des femmes ( le féminisme) est à la limite
considérée comme « ennemi de Dieu ».
Malgré les efforts de la théologie de la libération,
nous avons limpression dune régression des Eglises
par rapport aux questions sociales et féminines. Sans doute,
jaffirme tout ceci à partir même de mes options
et de la façon dont je situe le rôle des Eglises chrétiennes.
À mon sens, nous femmes, nous navons pas eu de conquêtes
au niveau des lois ecclésiastiques telles que nous puissions
nous sentir inclues autrement dans les structures dEglise. Nous
navons pas eu de changements théologiques institutionnels
significatifs de façon à faire justice aux justes revendications
des femmes par rapport à la théologie chrétienne.
Les Eglises nont pas intégré leffort de
production théologique des femmes pendant plus de 30 ans. Au
contraire, ce qui se passe est un grand exode des femmes des Eglises
et institutions religieuses, surtout celles qui ont un certain leadership
dans différentes institutions sociales. Les Eglises continuent
à être des lieux de protection et même de consolation,
surtout pour les plus pauvres, mais non des lieux qui permettent aux
femmes davancer dans laffirmation de leur dignité.
De plus en plus, il y a des groupes minoritaires qui se réunissent
discrètement, cultivent leur foi, croient à lhéritage
éthique de lEvangile et poursuivent leur quotidien sans
savoir ce quil faut encore espérer des hiérarchies
religieuses.
La grande bataille de lEglise contre les femmes se fait à
partir de leur corps et particulièrement de leur sexualité.
Les Eglises organisent des lobbies dans les lieux de décision
du pouvoir pour influencer les politiciens à voter selon les
principes dits chrétiens, mais en réalité ces
positions sont les plus arriérées politiquement et favorisent
sans doute une politique de droite, antiféministe. Sans reconnaître
explicitement le grand pouvoir des femmes par rapport à la
procréation, les Eglises et particulièrement lEglise
catholique essayent de contrôler la procréation à
partir des principes qui continuent encore à être affirmés
comme « loi naturelle » et « loi de Dieu ».
Alors, les questions des droits des femmes se réduisent à
des exhortations à garder le même modèle de femme
et dhomme consacrés par la tradition patriarcale.
Si, au niveau des moyens de communications, les Eglises et les gouvernements
conservateurs semblent gagner la bataille du contrôle de la
natalité, de la non-interruption de grossesse, de laffirmation
du droit du ftus, en réalité il nen est
pas ainsi. Les organisations des femmes et des professionnels liés
à la santé ont aujourdhui un important travail
pour laffirmation du droit de décision des femmes. Et
non seulement cela, mais ces ONG affirment le droit à une éducation
sexuelle qui sexprime à travers léducation
des deux partenaires. Ce combat pour la dignité du corps féminin
sest renforcé après Beijging par lorganisation
de différentes propositions politiques de santé publique.
En général les Eglises participent comme des forces
dopposition aux combats menés par différents groupes
de femmes. Elles continuent encore leur discours sur le principe absolu
de la vie ou, quand il sagit de lutilisation des préservatifs,
le discours souligne le besoin déviter la promiscuité
sexuelle et, par conséquent, elles rendent un mauvais service
à la prévention de maladies sexuellement transmissibles.
Leur conception de lêtre humain est encore trop idéaliste
et loin de la complexité des problèmes actuels.
Il y a des groupes comme par exemple « Les femmes catholiques
pour le droit à la décision » qui essayent
de garder leur identité chrétienne et leur appartenance
à lEglise catholique comme pour manifester quil
y a eu et quil y a encore à lintérieur même
de la communauté chrétienne dautres positions
qui ne sont pas nécessairement celles des officiels au pouvoir
en ce moment. De même, ces groupes essayent de montrer la contradiction
des positions institutionnelles, combien, par exemple, la conception
dun pouvoir hiérarchique sacré est insoutenable
aujourdhui. Il sagit dun pouvoir autoritaire qui
nest pas lié, selon les femmes, à la tradition
de Jésus. À ce propos, elles demandent laide de
théologiennes et biblistes pour les aider à interpréter
autrement la tradition chrétienne.
Le féminisme comme mouvement social pour légalité
et la dignité des femmes semble être considéré
une hérésie, peut-être lhérésie
la plus néfaste pour lEglise après le modernisme,
selon certains analystes. Nous sommes accusées de vouloir changer
lordre naturel des choses, de vouloir une autre compréhension
de lêtre humain, dautres approches de limage
de Dieu, et partant, dautres théologies. Cela touche
aussi la question du pouvoir dans ces multiples expressions et modèles.
LEglise officielle séloigne chaque fois plus de
lhumanité réelle, des questions réelles
qui ont à voir avec le quotidien de tant de femmes et hommes
dans le monde. LEglise nest pas vraiment intéressée
aux questions soulevées par des femmes concrètes ou
par le mouvement des femmes. Elle ferme loreille à leurs
questions et les yeux à leur situation dramatique, surtout
dans certains coins du monde. Elle parle un langage du passé
sans tenir compte de lévolution des temps et des cultures.
Elle présente une théologie et une spiritualité
incapables de faire face aux défis de la vie de groupes précis.
Elle parle et agit encore selon un modèle de pouvoir qui semble
avoir perdu de la consistance dans la vie de celles et ceux qui cherchent
des nouvelles relations dans le monde. Dans ces conditions il est
difficile de prévoir les grandes lignes de lavenir de
lEglise institutionnelle par rapport à la vie concrète
des femmes. On pourrait, par exemple, croire à lévolution
de la misogynie ecclésiastique devant ladmission des
femmes à la Commission internationale de théologie.
Néanmoins, sans mettre en cause la valeur des deux femmes choisies,
il faut se demander quel est leur choix politique et idéologique
pour être considérées aptes à intégrer
cette Commission de la plus haute tradition masculine. Nous nous rendons
compte que ce cadeau offert aux femmes est trop petit pour nous faire
taire et acheter notre soumission à linstitution patriarcale.
Les femmes ont obtenu beaucoup plus par leur effort, par leur persévérance
sur tous les fronts de la vie quotidienne. Elles ont été
vite convaincues que le souffle de lEsprit les invitait à
courir à Jérusalem et à tant dautres coins
du monde pour annoncer que la vie vaut plus que la loi. Elles sont
engagées dans des mouvements qui ont à voir avec la
terre, lécologie, la juste redistribution des biens,
avec des corps blessés et affamés, avec les guerres
de toute sorte. Le visage officiel des Eglises révèle
surtout le souci de faire plus de canonisations, de béatifications,
de rubriques sur les célébrations religieuses, sur le
célibat clérical et autres questions de ce genre. Tout
cela semble très éloigné des questions qui défient
notre humanité aujourdhui.
Jai survolé, dans ce court espace de temps qui ma
été accordé, quelques grandes questions vécues
par les femmes et leur rapport à lEglise pour affirmer
que malheureusement, de la part de linstitution officielle,
il ny a pas dannonce réelle dune bonne nouvelle
relative aux femmes. Linstitution suit un chemin daffirmation
de la supériorité du mâle et est prise dans les
mailles dune anthropologie qui soutient un modèle hiérarchique
de pouvoir.
Par rapport à lhéritage éthique de Jésus,
des groupes - femmes et hommes, souvent en dehors des institutions
traditionnelles se réunissent de façon informel,
comme je lai indiqué plus haut, pour réaffirmer
ensemble quelles et ils croient au ferment de lEvangile
. Elles et ils essayent de vivre, au milieu de tant de contradictions,
leur foi dans la vie en abondance pour toutes et tous.
Nous savons quil ny a pas de chemins ou dalternatives
préétablies ou données davance. Il faut
inventer notre chemin chaque jour et essayer dêtre fidèle
à la vie qui nous habite et habite également chaque
être vivant. Cest dans cette conviction que nous essayons
de vivre.
En cas de reproduction,
mentionner la source DIAL.