La publication du rapport de la Commission de la vérité
le 28 août 2003 a été un événement
marquant dans la vie du Pérou. Certains nen continuent
pas moins à soutenir que les crimes commis pendant les années
noires étaient regrettables mais nécessaires pour en
finir avec le terrorisme. Wilfredo Ardito Vega réagit à
un tel propos en relevant quelques autres aspects dune vision
du monde qui préfère croire en des mythes plutôt
que daffronter la réalité. Article paru dans IDL
(version courrier électronique) le 1er septembre 2004.
Un an après la présentation
du Rapport de la Commission de la vérité, subsiste la
conviction, parmi quelques cercles de Lima, que les crimes commis par
les militaires pendant les années 80 et 90 furent « lamentables
mais nécessaires pour en finir avec le terrorisme. »
Au Pérou, il nest pas rare quun phénomène
de société soit perçu de façon erronée
et aussi mal informée. Souvent, on a inventé et diffusé
une version de notre histoire dont on a éliminé les éléments
qui peuvent mettre en cause la structure sociale et qui renvoient à
des responsabilités actuelles chez les Péruviens.
Jusquà il y a peu, sur la Place dArmes de Lima, il
y avait un monument en honneur du responsable du plus grand génocide
de lhistoire de lAmérique du Sud, habituellement
présenté comme un comportement héroïque. Tel
que cela sest passé pendant les années 80, lorsque
les victimes sont des paysans ou des Indiens, le crime ne paraît
pas tellement objet dindignation.
Nous déclarons avec fierté que le Pérou est un
pays métis, sans réaliser que le métissage a commencé
avec la violation des femmes indigènes par les soldats espagnols.
De la même façon, personne ne pense que larmée
et la police nationale doivent faire des excuses publiques pour les
violations massives commises par leurs membres pendant le conflit armé.
Personne ne paraît gêné du fait que lune des
avenues principales de San Isidro sappelle Conquis-tadores. De
façon cohérente, on trouve ici plusieurs locaux dont laccès
est interdit aux descendants des conquistadors.
Nous commémorons la proclamation de « notre » indépendance,
sans admettre que pour les Indiens et les Noirs, l'événement
a simplement signifié passer du maître espagnol au maître
créole. Nous regrettons la défaite dans la Guerre du Pacifique,
sans prendre en compte que, pour les Indiens confinés dans les
haciendas, il était impossible de percevoir le Pérou comme
un pays pour lequel il valait la peine de mourir. Il existe peut-être
plus de similitude que lon croit avec la guerre civile nord-américaine,
qui a eu lieu 20 ans auparavant. À mon avis, le facteur-clé
de la défaite du Pérou ainsi que des Etats du Sud [des
Etats-Unis] fut le dysfonctionnement dune société
stratifiée que lélite était incapable de
percevoir.
Plus dun siècle après, nous continuons à
éprouver de la rancune envers les crimes perpétrés
par les soldats chiliens, bien quils naient pas été
aussi sanguinaires et cruels que ceux qui ont été commis
par les militaires péruviens, particulièrement entre 1982
et 1985. Les habitants de dizaines de villages tels que Putis, Soccos,
Chuschi, Totos et Lucmahuayco ont été exterminés
et des milliers de femmes violées dans des bases militaires ;
le Pérou est devenu le pays qui a le plus de disparus au monde.
Même dans la logique de la doctrine de la sécurité
nationale, les crimes de ces premières années ont été
absurdes : furent assassinés des militants dAction populaire
(parti au gouvernement), des leaders évangéliques qui
prêchaient contre le Sentier lumineux. Dans un pourcentage élevé
de cas, les assassins ninterrogeaient même pas leurs victimes
car ils ne connaissaient pas leurs langues. Simplement, ils les assassinaient
parce que leurs vies étaient sans importance et ils savaient
que personne ne leur demanderait des comptes.
La conséquence de ces atrocités fut déliminer
le peu de légitimité qui restait à lEtat.
Je me souviens dun concours de dessin paysan, où est arrivé
un matériel élaboré par un enfant dAyacucho.
Dans le dessin, l'enfant lui-même apparaissait caché derrière
un buisson pendant que des chiens dévoraient ses parents et que
ses petits frères étaient tués par des soldats.
Le titre était terrible : « Ainsi on fait de nous des
« sendéristes » [membres de Sentier lumineux].
Si pendant ces premières années les paysans dAyacucho
avaient été traités comme des êtres humains
par les militaires, lexpansion des « sendéristes
» aurait été beaucoup plus difficile.
Pourquoi donc est né le mythe selon lequel les crimes ont été
« nécessaires » ? En premier lieu, parce que
l'on élimine la responsabilité des forces armées
(et des politiciens qui leur ont donné carte blanche) dans lexpansion
du Sentier lumineux. En second lieu, celui qui croit dans ce mythe saccroche
en réalité à un mécanisme de défense
; il est semblable à celui qui essaie doublier les problèmes
du million et demi de personnes sans papiers ou de femmes stérilisées,
situations inconfortables quil vaut mieux oublier.
La vérité (à savoir que les paysans andins ont
été traités comme des êtres négligeables)
est terriblement perturbatrice
parce qu'elle est totalement actuelle.
Cette année, le gouvernement acquiert des frégates obsolètes
pour 40 millions de dollars, somme qui aurait permis de résoudre
beaucoup de problèmes de mortalité enfantine. On est en
train de proposer un fond pour lacquisition de chars et de missiles
alors que lon bloque toute initiative pour indemniser les victimes
de la violence. Même si lépoque de massacres paraît
révolue, les dépenses militaires restent une menace pour
la vie de beaucoup de Péruviens.
Mais il ne sagit pas seulement dacquérir des frégates
ou des chars. Avec linvestissement requis pour refaire un seul
des stades pour la Coupe América [tournoi continental de foot]
aucun enfant ne serait mort de froid pendant cet hiver à Puno.
Pour justifier ces frais, largument était que « le
foot unit tous les Péruviens », autre mythe tant des
fois répété. En 1982, en pleine période
de violence, les priorités officielles étaient la participation
du Pérou au Mondial dEspagne et le concours de Miss Univers
qui se déroulait à Lima. Alors comme aujourdhui,
la vie des paysans nétait une priorité ni pour lEtat
ni pour la société. Au Pérou, depuis des siècles,
il est préférable de croire en des mythes plutôt
que daffronter la réalité qui nous remet en question.
Traduction DIAL.
En
cas de reproduction,
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