Les
Etats-Unis ne cessent de « veiller » sur lAmérique
latine. De ce point de vue, la fameuse doctrine énoncée
par le président Monröe le 2 décembre 1823, selon
laquelle rien ne doit se passer en Amérique latine qui puisse
nuire aux intérêts des Etats-Unis, est toujours dune
brûlante actualité, même si lobjet des craintes
a changé puisque Monröe visait avant tout déventuelles
tentatives de puissances étrangères pour établir
de nouvelles colonies en Amérique. La défense des intérêts
nord-américains continue en référence à
dautres
«menaces». Plus récemment, qui ne se souvient du
fameux rapport Rockfeller auquel Dial avait fait écho en son
temps (cf. Dial D 479), suivi par un premier Document de Santa
Fé au début des années 80 (cf. Dial D
757 : Une nouvelle politique interaméricaine pour les années
quatre-vingt), puis de Santa Fé II à la fin des mêmes
années 80 (cf. Dial D 1369 : Une stratégie
envers lAmérique latine pour les années quatre-vingt-dix)
? La série continue puisque tout récemment un rapport
vient dêtre remis à ladministration Bush
par le National Intelligence Council, après dimportants
travaux préparatoires et la collaboration de nombreuses institutions.
Outre une analyse générale de la situation mondiale,
on y trouve une approche de la question indigène en Amérique
latine, dénoncée comme lun des principaux dangers
potentiels pour la sécurité des Etats-Unis. Nous publions
ci-dessous larticle de Pedro Cayuqueo, journaliste, directeur
de Azkintuwe, périodique mapuche (chilien) dans lequel cet
article a été publié, avant dêtre
repris par ALAI le 28 mars 2005.
La
force économique, politique et militaire de la Chine, l'expansion
de l'islam et l'émergence d'un mouvement radical indigène
en Amérique latine font partie des phénomènes dans
lesquels le National Intelligence Council (Conseil national du renseignement)
voit des menaces probables pour l'hégémonie des Etats-Unis
en 2020. C'est ce qui se dégage de son troisième rapport
prospectif publié récemment et remis au Département
d'Etat pour guider la politique extérieure de la première
puissance politico-militaire de la planète. Le document a été
élaboré sur la base d'informations obtenues et traitées
par 13 services nationaux de renseignement, dont la CIA, et complétées
par les conclusions de réunions et de conférences d'experts
tenues aux Etats-Unis, en plus de six conférences régionales,
dont une a eu lieu à Santiago du Chili.
On calcule qu'en 2020, le PIB de la République populaire de Chine
dépassera celui de la plupart des pays occidentaux. On peut dire
presque avec certitude que le géant asiatique deviendra une grande
puissance dans un avenir proche, mais il reste à savoir s'il
entretiendra avec l'étranger des relations de coopération
ou d'affrontement. L'islam, de son côté, à la fois
sur le plan religieux et politique, tendra à accroître
son influence mondiale et, s'il est probable qu'Al Qaida n'existera
plus en 2020, elle sera toutefois remplacée par d'autres groupes
islamistes radicaux beaucoup plus petits et efficaces grâce aux
progrès des technologies de l'information. Et qu'arrivera-t-il
en Amérique latine ? Rien de bon. L'émergence de mouvements
indigénistes politiquement organisés fera chanceler les
Etats et mettra réellement en danger la sécurité
régionale. Les cas du Mexique, de l'Equateur, de la Bolivie et
du Chili nous en donnent déjà un avant-goût.
S'agit-il d'une nouvelle catastrophe annoncée par Nostradamus
? Non. Ce sont les conclusions du dernier rapport du projet Global Trends
2020, impulsé par le National Intelligence Council des Etats-Unis,
qui a pour objet de répertorier les éventuelles menaces
à craindre pour l'hégémonie mondiale de ce pays
de l'hémisphère nord aux alentours de l'an 2020. Ce rapport
présente dans une perspective à 15 ans les principales
tendances et principaux scénarios imaginables à l'échelle
du monde dans les domaines politique, économique, social et militaire,
qui serviront à orienter la politique extérieure du gouvernement
américain. C'est ainsi que le NIC rend directement compte au
président George W. Bush de ses analyses stratégiques,
qu'il réalise en se fondant sur des informations reçues
et traitées en coordination avec le reste des services de renseignement,
composé de 13 organismes d'Etat, dont la CIA, sans oublier la
collaboration d'un groupe multidisciplinaire d'experts internationaux.
Dans sa troisième édition la première date
de 1997 , le rapport du NIC indique qu'en 2020, la mondialisation
aura les couleurs de l'Asie. Les Etats-Unis et l'Europe devront faire
une place à deux nouveaux acteurs la Chine et l'Inde
sur la carte géopolitique mondiale. « Grâce à
une croissance économique soutenue et importante, à la
rapide expansion de leur capacité militaire et simplement à
la dimension de leur marché intérieur (on estime que la
population de la Chine et de l'Inde réunies atteindra 2,7 milliards
d'habitants), la Chine et l'Inde domineront le continent asiatique dans
l'exercice de leur nouveau rôle de puissance économique
et politique voire technologique , avec laquelle les traditionnelsmaîtres
du monde, les Etats-Unis et l'Europe, devront sérieusement
compter, contraints qu'ils seront de céder les commandes »
peut-on lire dans le rapport du NIC.
De la même manière, les auteurs du rapport affirment que
de nouvelles menaces militaires et géopolitiques planent sur
la planète, parmi lesquelles l'expansion de l'islam figure au
premier rang. Selon eux, renforcée par la mondialisation des
communications, la renaissance de l'identité musulmane facilitera
l'expansion d'un islamisme radical à l'intérieur et à
l'extérieur du Moyen-Orient, y compris le Sud-Est asiatique,
l'Asie centrale et l'Europe occidentale. L'importance numérique
des jeunes dans la population des pays arabes, les mauvaises perspectives
économiques, l'influence de l'éducation religieuse et
l'islamisation de syndicats, d'ONG et de partis politiques, entre autres
institutions, font que l'islam demeurera une force politique déterminante.
Et, s'ils doutent qu'Al Qaida puisse encore exister en 2020, les auteurs
nous disent en revanche qu'elle pourrait céder la place à
d'autres groupes islamiques, plus petits et plus efficaces grâce
aux avancées des technologies de l'information.
Les
indigènes dans la ligne de mire
L'émergence des peuples indigènes ni la consolidation
des identités ethniques en Amérique latine n'échappent
aux analyses prévisionnelles de l'un des principaux think thank
(groupes de réflexion) qui défendent l'hégémonie
politique, économique et militaire des Etats-Unis sur la planète
et dans la région. Pour réaliser cette véritable
radiographie contre-insurrectionnelle, qui constitue un élément
clé de la machinerie militaire pour la guerre de basse intensité,
version rafraîchie de l'ancienne doctrine de sécurité
nationale des Etats-Unis, le NIC s'est acquis la collaboration de nombreux
experts latino-américains, qui se sont rencontrés lors
d'une conférence régionale organisée à Santiago
du Chili en juin 2004 avec l'Université de Georgetown, le Centro
de Estudios Nueva Mayoría (Buenos Aires) et l'Université
Adolfo Ibáñez (Santiago), et qui avait pour thème
« L'Amérique latine en 2020 : hypothèses à
long terme ».
Les auteurs du rapport ont pris comme exemples le soulèvement
zapatiste dans le sud-est du Mexique, l'ascension politique du mouvement
indigène en Equateur, le discours fondamentaliste et radical
d'un secteur du mouvement aymara en Bolivie (MIP) et la lutte des Mapuche
dans le sud du Chili pour affirmer que la gouvernabilité démocratique
et les institutions qui lui sont associées, l'intégration
internationale du continent y compris ses relations avec les
Etats-Unis et les principales puissances mondiales et la sécurité
face aux nouvelles menaces, parmi elles le trafic de stupéfiants
et les revendications indigènes, constitueront les principaux
facteurs qui détermineront l'avenir de l'Amérique latine
à l'horizon 2020.
« Dans le sud du Mexique, la région andine et quelques
pays d'Amérique centrale, les revendications territoriales impulsées
par des groupes indigénistes irrédentistes pourraient
très bien déboucher sur un soulèvement armé
et des violences politiques », prédisent les auteurs
du document, parmi lesquels des « experts » chiliens comme
Andrés Allamand (RN), Enrique Correa (ancien PS) et José
Joaquin Brunner, sociologue, ex-ministre du gouvernement d'Eduardo Frei
et un des directeurs de la Fondation Paz Ciudadana, think thank de la
droite patronale chilienne, à l'origine de la politique répressive
« tolérance zéro » de l'ancien maire de New
York, Rudolph Giuliani.
« L'émergence de mouvements indigénistes politiquement
organisés peut aussi représenter un risque pour la sécurité
régionale. Si, au cours des prochaines années, les mouvements
indigénistes ne réussissent pas à s'insérer
dans le système politique et ne parviennent pas à un certain
degré d'intégration sociale, la possibilité existe
que de nombreux mouvements se transforment en des revendications pouvant
aller jusqu'à l'autonomie territoriale, comme ce fut le cas il
y a plusieurs décennies sur la côte atlantique du Nicaragua,
dans le sud du Mexique, dans la région andine et dans quelques
pays d'Amérique centrale », ce qui, aux yeux des experts,
menacerait gravement « l'intégrité territoriale
» d'un grand nombre d'Etats.
« Certains conflits latents ou en cours, notamment ceux qui
impliquent des groupes ethniques transfrontières, menacent de
se régionaliser. Dans le pire des cas, cela pourrait avoir pour
conséquence que des territoires ou des populations échappent
à tout contrôle gouvernemental effectif». Mais
ce n'est pas tout. « Quelques revendications territoriales
impulsées par des groupes indigénistes irrédentistes
pourraient déboucher sur un soulèvement armé et
des violences politiques », avertissent les experts, conscients
de ce que les territoires historiques des peuples indigènes de
l'Amérique latine se trouvent aujourd'hui en grande partie coupés
par les frontières des Etats actuels, par exemple le Kollasuyo
aymara (Pérou, Chili et Bolivie) ou le Wallmapu des Mapuche (Chili
et Argentine).
« L'irrédentisme indigéniste entraînerait
de grands antagonismes avec l'ordre public et économique occidental
soutenu par les Latino-Américains d'origine européenne
et, par conséquent, une profonde fracture sociale, qui déboucherait
sur un soulèvement armé, des réponses répressives
de la part des gouvernements contre-insurrectionnels, de la violence
sociale et une balkanisation politique et territoriale. Si cette situation
de trouble devait se réaliser, elle ferait fuir les capitaux
et les investisseurs, et elle casserait la dynamique même du marché
pendant longtemps. En outre, il se produirait une accentuation de l'hétérogénéité
régionale entre les pays en proie à l'aggravation de l'irrédentisme
ethnopolitique (dans la région andine ou au Guatemala) et les
pays à population majoritairement européenne (le Cône
Sud). »
Les liens avec le terrorisme
La relation entre les mouvements ethniques et des groupes terroristes
internationaux, évoquée à grands cris par la presse
sensationnaliste et opposée aux revendications des peuples indigènes,
comme le quotidien patronal El Mercurio, au Chili, n'a pas échappé
au catastrophisme des experts engagés par le NIC. «
Des puissances factieuses et des acteurs armés non gouvernementaux
(mafias, narcotrafiquants, groupes terroristes internationaux) pourront
conclure différents types d'alliances stratégiques avec
des groupes armés clandestins dans la région. Les zones
qui ne sont pas entièrement contrôlées par l'Etat
(les départements de Boyacá et de Caquetá parmi
d'autres, en Colombie, les frontières entre le Venezuela et le
Brésil ou le Venezuela et la Colombie, le secteur de Cochabamba
en Bolivie, les côtes de Haïti, etc.) constitueront des cibles
privilégiées des alliances de ce type qui représentent
un risque pour la sécurité générale
», affirment les auteurs.
Mais les experts ne sont pas seulement préoccupés par
les liens probables avec Al Qaida. Le rapprochement observé depuis
quelques années entre le mouvement indigène et des groupes
opposés à la mondialisation, ainsi qu'avec des secteurs
du mouvement populaire latino-américain, fait également
l'objet d'analyses et de prédictions. « L'extension
à grande échelle de mouvements indigénistes radicalisés,
politiquement révolutionnaires, dans divers pays de la région,
pourrait favoriser la convergence des indigénistes avec plusieurs
mouvements sociaux non indigénistes, mais souvent radicalisés
(sans-terre brésiliens, paysans paraguayens et équatoriens,
piqueteros argentins, groupes antimondialisation, etc.), comme on en
trouve aujourd'hui », craignent les experts.
« En ce début du XXIe siècle, il existe des groupes
indigénistes radicalisés dans la plupart des pays latino-américains.
On pourrait imaginer que, d'ici 2020, leur nombre connaisse une croissance
exponentielle et qu'ils obtiennent l'adhésion de la majorité
des indigènes de leurs pays. Une rébellion indigéniste
survenant dans un pays pourrait très bien s'étendre à
d'autres pays par effet d exemplarité ou de
contagion ». Pour éviter une telle situation,
on pourrait envisager la solution de la tolérance zéro
à la façon de Giuliani augmentation des crédits
de la défense militaire et, naturellement, resserrement des liens
avec le gouvernement américain , scénario auquel
les experts songent non sans inquiétude face à l'arrivée
au pouvoir de nombreux représentants de la gauche dans la région,
tels qu'Hugo Chávez au Venezuela, Lula da Silva au Brésil,
Tabaré Vásquez en Uruguay et le populiste Néstor
Kirchner en Argentine. « Ce scénario d'une vague anti-impérialiste
sur le continent impliquerait par contre-coup isolement international,
appauvrissement, fuite des capitaux, conflits et impossibilité
de gouverner à l'échelle continentale », expliquent
les experts, et ils terminent par une phrase qui ne laisse aucun doute
sur l'orientation des auteurs : « Le rapport que les pays de
la région entretiendront avec les Etats-Unis sera déterminant
» pour leur avenir politique et leur sécurité.
Le cas mapuche
Ce n'est pas la première fois que les Mapuche du Chili sont mentionnés
dans des rapports de renseignement continental. En 2002, il était
dit dans un document secret de la Conférence des armées
américaines intitulé
« Evaluation
commune de la situation subversive sur le continent », que
le conflit mapuche pourrait représenter une menace non seulement
pour la stabilité politique et institutionnelle de l'Etat chilien,
mais aussi pour son
« intégrité territoriale ».
Aux termes du document élaboré dans le cadre de la Conférence
des armées américaines, qui regroupe des officiers supérieurs
de toute la région, les chefs militaires manifestaient leur inquiétude
face aux progrès du « Mouvement indigéniste »
en Amérique latine ; ils évoquaient notamment le cas du
peuple mapuche qui, de l'avis des analystes, pourrait finir par poser
« un important problème de sécurité nationale
», d'autant plus que lon, tient compte des actions «
terroristes » menées ou susceptibles d'être menées
par des groupes subversifs chiliens mécontents du modèle
socioéconomique dominant.
Dans une partie de l'étude, qui portait sur toute l'Amérique
latine, les auteurs déploraient que
« l'internationalisation des conflits ethniques constituent
une menace latente pour l'intégrité des Etats ».
Aux yeux des officiers de la Conférence des armées américaines,
en Amérique latine, « il ne fait aucun doute que nous
sommes devant une situation stratégique encore incertaine, complexe
et instable qui n'est pas près de s'éclaircir ».
Quelques années plus tôt, en 1999, un bilan similaire avait
été dressé par le Centre d'études et de
recherches militaires des forces armées du Chili. Dans le document
intitulé « Le conflit mapuche et son incidence sur la
sécurité nationale », la résistance active
des Mapuche dans les régions VIII et IX du sud du Chili était
qualifiée de problème de sécurité par les
militaires. Les termes employés dans la suite du document ne
manquent pas d'étonner : « Les Mapuche posent un problème
de sécurité parce qu'ils perturbent l'ordre et la tranquillité
publique dans le pays, les dirigeants du mouvement ayant plusieurs fois
appelé à transgresser la loi », outre qu'ils
menacent « l'intégrité territoriale »
de l'Etat chilien par leurs discours séparatistes.
Traduction Dial.
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