Le
mouvement « écoféministe » revêt une
certaine notoriété en Amérique latine et se manifeste
même dans le cadre des Eglises, y compris de lEglise catholique.
Le théologienne Ivone Gebara, déjà connue de
nos lecteurs (cf. Dial D 2013 et 2729), en est une éminente
représentante au Brésil. Parmi ses publications, signalons
celles qui sont accessibles en français : Le mal au féminin,
Harmattan, Paris, 1999 ; Les eaux de mon puits, Ed. Mols, Belgique,
2003 ; Pour libérer la théologie - Variations autour
de la pensée féministe de Ivone Gebara, Presses universitaires
de Laval, 2002 ; Fragile Liberté, Médiaspaul, Montréal,
2005. Dans le texte ci-dessous, Ivone Gebara sexplique sur ses
orientations et la façon dont elle se situe au sein de lEglise
catholique, professant simultanément sa foi chrétienne
et son écoféminisme. Le texte de cet entretien provient
de La República de las Mujeres, reproduit dans ADITAL,
(Agence dinformation Frei Tito pour lAmérique
latine), août 2005, www.adital.com.br
Avec
une foi sans restriction, la Brésilienne Ivone Gebara croit que
les gouvernements de nos pays doivent dépénaliser lavortement
car « la douleur liée aux principes est abstraite mais
la douleur de la femme qui ne veut ni ne peut assumer la venue à
terme de sa grossesse est une douleur concrète, une douleur que
lon éprouve dans sa chair ».
Cette façon de penser naurait rien détrange
de la part dune féministe à ceci prés quIvone
Gebara est également une religieuse. En tant que religieuse de
la congrégation des Surs de Notre-Dame et docteur en philosophie
et sciences de la religion, sa pensée, en 1994, fit scandale
auprès de la hiérarchie du Vatican qui lui imposa un silence
de deux ans et la déplaça à Bruxelles (Belgique)
dans lespoir de faire taire sa révolte. Ivone Gebara se
soumit à cet ordre et profita de ce temps pour travailler sur
de nouveaux livres qui par la suite lui permirent de continuer à
diffuser ses idées, nées au contact des femmes pauvres
de son pays.
Voici le texte de Ana Maria Viera de La République des femmes,
suite à leur entretien : « Il y a quelques années
une femme pauvre dit à Ivone Gebara Tu parles comme un
homme, tu parles de politique et déconomie et tu ne prends
pas en compte nos problèmes, de notre difficulté à
donner à manger jusquau vendredi parce que cest le
samedi que nos compagnons touchent leur salaire et parfois il ny
a pas de quoi manger. » Cest alors que I. Gebara
décida de « parler en tant que femme » (...).
Bien que les critiques de lEglise à laquelle elle appartient
naient pas cessé, elle se refuse à renoncer à
son état de religieuse car, dit-elle, « ils nont
pas de droit de regard sur mon choix. Jai choisi dintégrer
une congrégation religieuse et ils nont pas le droit de
men exclure. »
Leau de mon puits renvoie concrètement au thème
de la liberté. Quest ce, pour vous, que la liberté
?
Ivone Gebara : En général quand on parle de liberté
on traite le thème dans le cadre dune expérience
sociale, mais lorsquon interroge directement les gens sur leurs
expériences personnelles ils ne savent que dire. La liberté
est vue comme une valeur considérable, publique, mais éloignée
de la vie quotidienne.
Dans mon cas personnel, pour être libre jai dû refuser
de réaliser le rêve que ma mère nourrissait à
mon endroit et qui était de me marier à un syro-libanais
dorigine et de préférence de la première
génération comme moi. Fondamentalement ma liberté
a son origine dans le conflit avec la figure maternelle, puis paternelle.
Les histoires racontées par une employée qui était,
depuis ma naissance, dans la maison paternelle, ont eu, aussi, une influence
sur moi. Cétait une petite fille desclaves et cest
sur ses lèvres que pour la première fois jai entendu
le mot liberté. Des années plus tard, alors jeune professeur
de philosophie, je me suis liée damitié avec une
femme professeur de chimie, qui militait contre la dictature militaire
et qui ma montré un autre visage de la liberté.
Elle a été emprisonnée et elle est morte en luttant
pour cette liberté là.
VIVRE DANS LA TRANSGRESSION
Ny a-t-il pas une contradiction entre la recherche de la
liberté et le choix dentrer dans un ordre religieux avec
toutes les limites que cela suppose ?
Quand on me demande pourquoi je suis entrée dans les ordres,
je réponds que jy cherchais ma liberté, même
si cela semble contradictoire. Jai terminé mes études
à l'université en décembre 1966, en pleine dictature
militaire au Brésil, et en février 1967 jai intégré
ma congrégation.
Déjà, lorsque jai décidé détudier
la philosophie, jétais en situation de transgression parce
que ma famille ne voulait pas que jétudie. Il ny
avait pas dargent pour financer des études universitaires
et jai décidé de travailler pour pouvoir étudier.
Mes parents disaient que si je travaillais, les garçons riches
ne me rechercheraient pas et je perdrais lopportunité de
faire un « beau » mariage ; ils pensaient que ce qui me
convenait cétait détudier la décoration.
Jai choisi de travailler et au cours de mes études je suis
devenue leader étudiant. Jétais présidente
du Centre des étudiants de philosophie et jai aussi pris
contact avec les religieuses de l'université qui allaient travailler
avec les pauvres dans leurs quartiers. Cest ainsi que je me suis
sentie attirée par un modèle de femme intellectuelle,
engagée auprès des pauvres et opposée à
la dictature militaire. Je ne pensais ni aux limites de linstitution
religieuse ni aux prêtres. La seule chose à laquelle je
pensais cest que je voulais vivre comme ces femmes, dans des conditions
très différentes de celles vers lesquelles semblait me
conduire ma destinée.
Que sest-il passé lorsque vous vous êtes retrouvée
face à cette autre Eglise, celle des limites et du patriarcat
?
Je nai rencontré cette Eglise que dans les années
80, lors de mes premières incursions dans le féminisme.
Jai vécu heureuse pendant toutes ces années, satisfaite
davoir un tout petit espace au milieu de lélite masculine
de lEglise.
TOMBER DE HAUT
Comment franchit-on ce pas vers le féminisme sans abandonner
la religion ?
En 1979, jai commencé à lire des écrits féministes
et je suis tombée de haut. Mes yeux se sont ouverts et jai
commencé à voir les femmes pauvres avec lesquelles je
travaillais, leur soumission et leur mépris de leur propre corps,
ces femmes toujours reléguées à la dernière
place, après le mari, les enfants, le foyer. En même temps,
jai pris conscience que je faisais la même chose en mettant
au premier plan la congrégation, lEglise, les parents.
Cest alors que jai commencé à traiter dautres
problèmes en invoquant les thématiques de la femme chaque
fois que lon évoquait certaines luttes précises,
une recherche de justice. Mon féminisme à ses débuts
était plutôt timide, limité à des problèmes
religieux, mais, dans léglise, on ne croit pas que je sois
timide.
Lorsque vous vous êtes convertie au féminisme, navez-vous
pas pensé à abandonner lEglise ?
Non, parce que, en ce qui me concerne, être féministe a
un sens qui est dinstaurer une lutte sociale afin dêtre
reconnue, dans le cadre de lEglise, en tant que citoyenne. Jamais
je nai cherché à concilier les deux choses, mais
voulu quà lintérieur de lEglise souvre
un espace dégalité de droits. Lorsque jai
pris la décision de ne pas être une théologienne
de la conciliation, lEglise catholique ma sanctionnée
en menvoyant en Belgique. Jai accepté, mais sans
en faire une manifestation de soumission, au contraire. Ils nont
pas de droit de regard sur mon choix. Jai choisi dintégrer
une congrégation religieuse et ils nont pas le droit de
men exclure. Parce que je suis obstinée, je suis restée.
En apparence, jai fait ce quils ont voulu mais, en réalité,
cest ce que jai voulu, moi, que jai fait. Pendant
cette période jai publié un livre, ma thèse
en sciences de la religion. Jai obtenu le grade de docteur en
sciences de la religion avec la mention la plus élevée,
et il ma été accordé par linstitution
même qui mavait condamnée. Cela met en évidence
la contradiction interne de linstitution.
CATHOLICISME DES MARGES
Après ces deux années en Europe vous avez continué
à soutenir vos opinions. Où en est cette situation conflictuelle
avec lEglise ?
Actuellement ce nest plus un conflit ouvert mais ils tâchent
de mignorer ou de dire que ce que je fais nest pas de la
théologie catholique mais de la philosophie de la religion. Ça
me fait rire parce que ça me semble stupide. Leur manière
de dire les choses est si dénuée de fondement, si éloignée
des préoccupations réelles des individus, hommes et femmes,
quils me font rire.
A quoi attribuez vous cet éloignement de lEglise
Catholique par rapport aux « préoccupations réelles
» ? Faut-il y voir la raison de la perte en fidèles dont
elle souffre ?
En Amérique latine, actuellement, le catholicisme nest
plus celui des contenus dogmatiques. Même ceux qui se disent catholiques
ne sont pas daccord avec les dogmes. Les gens penchent pour un
catholicisme plus festif et chantant. LEglise catholique souvre
à un catholicisme à caractère plus pentecôtiste,
qui offre aux gens une sécurité de type plus psychologique.
Sur ce point aussi, la mondialisation a eu son influence, elle a conduit
à un catholicisme plus médiatique, qui ninvite pas
les gens à la réflexion .
En ce qui me concerne, je suis une représentante dun christianisme
absolument minoritaire qui na rien à voir avec ce catholicisme
du spectacle qui, malheureusement, est celui qui simpose. Evêques
et prêtres peuvent donc continuer leurs discours et enseigner
les mêmes dogmes de toujours, mais dans la réalité
ce type daction se situe en périphérie parce que
les masses populaires dans leur majorité ne comprennent pas de
quoi ils parlent et ne lisent la Bible que pour en tirer une orientation
morale, rien de plus.
DANS UNE PERSPECTIVE FEMINISTE
Quelle influence a eu votre relation avec des femmes pauvres dans
votre changement vis-à-vis de lEglise et du féminisme
?
Je vis dans un quartier populaire des environs de Recife et les femmes
des quartiers de ce type ont eu sur moi une influence décisive.
Je suis tombée de haut pour la première fois lorsquune
de ces femmes pauvres ma dit que jutilisais un langage dhomme.
Ça ma rendue malade parce qualors je me croyais très
féminine. Javais des réunions chez elle avec un
groupe douvriers pour réfléchir à la problématique
des pauvres et je pensais les y inclure tous, mais cette femme ma
dit que je ne parlais jamais de la lutte des femmes pour assurer le
pain quotidien. « Tu ne dis jamais que le pire jour de la semaine
pour nous est le vendredi parce que cest le samedi que nos maris
reçoivent leur salaire et le vendredi il ny a plus de quoi
manger. Tu ne parles jamais des problèmes sexuels et de nos souffrances
à nous les femmes », me dit-elle.
Jusque-là jamais je ne métais préoccupée
de problématique sexuelle et des difficultés bien réelles
quimplique le défaut de contrôle des naissances.
Jusquà ce moment-là, jétais sur un
nuage du point de vue de la sexualité, je nignorais pas
son existence, mais jamais il ne me serait venu à lidée
de faire une lecture de la réalité économique,
sociale et politique du point de vue de la sexualité des femmes
pauvres. Elles mont ramenée sur terre. Cest alors
que jai découvert que le choix des femmes nintervient
pas dans les processus démographiques. Elles doivent subir la
manipulation des politiques de peuplement dans une situation desclavage,
en jouant le rôle des esclaves qui se devaient de fournir aux
maîtres le plaisir en même temps quune main duvre.
On peut écrire lhistoire dun pays en sappuyant
sur la vie sexuelle des femmes.
PRINCIPES ABSTRAITS ET DOULEURS CONCRETES
Est-ce que lavortement doit être une décision
de la femme ou les principes établis par lEglise catholique
doivent-ils simposer ?
On ne peut pas analyser lavortement comme un fait isolé,
abstrait, à lexclusion des circonstances qui linduisent.
On ne peut pas ignorer que la société de mondialisation
actuelle augmente les exclusions et quil y a de plus en plus de
pauvres. Cest vrai que lavortement est un problème.
Sur le principe, je suis opposée à ce que lon détruise
la vie, mais ces systèmes dexclusion aussi sont destructeurs
de vie. Cest pour cela quon ne peut pas parler de lavortement
de façon isolée, en se plaçant seulement du point
de vue religieux ou économique. Il faut prendre en compte le
contexte, parce quil sagit dune décision très
personnelle. Il nexiste pas dobligation à avorter
ou à ne pas avorter pour une femme, mais elle doit avoir le droit
den décider. La société dexclusion
refuse ce droit aux femmes pauvres à partir du moment où
elle leur refuse le droit à une éducation sexuelle.
Si les conditions dune vie digne nexistent pas pour une
population, on ne peut pas critiquer des comportements comme sil
sagissait de faits isolés. Si une fille de 15 ans dit quelle
ne peut pas avoir son enfant, la société na pas
le droit de la déclarer coupable parce que, antérieurement
à cette grossesse, la société na pas assumé
ses responsabilités. Cest pour cela que je suis favorable
à la dépénalisation de lavortement, mais
accompagnée dune éducation sexuelle. Je crois que
les Etats doivent le décriminaliser et placer les femmes qui
sont dans la nécessité davorter et qui lont
choisi, dans des conditions qui leur permettent de le faire dans les
meilleurs délais.
Lattitude de certains mouvements autoproclamés «
Pour la vie », qui abordent le problème dun point
de vue théorique sans prendre en compte la douleur concrète,
est ignoble. En ce qui me concerne je respecte les principes, mais lorsque
les faits sont là, que faire ? De mon point de vue il faut sauver
la vie déjà construite, celle de la femme qui affronte
le problème. La douleur liée aux principes est abstraite
mais la douleur de la femme qui ne veut pas et ne peut pas mener sa
grossesse à son terme est une douleur concrète, une douleur
que lon éprouve dans sa chair. Il y a donc à mettre
en place un vaste processus déducation mais il y a aussi
des problèmes immédiats que lon doit considérer
selon une justice dictée par le cur.
Traduction
Dial.
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