LAmérique
latine a désormais un certain nombre de gouvernements de gauche
au pouvoir et les futures élections de 2006 pourraient
encore en augmenter le nombre. Un bref bilan peut être fait
à leur sujet pour lannée écoulée.
Dans ce but, un sociologue, un économiste et un politologue
ont été consultés par Marcela Valente. Article
paru dans IPS, décembre 2005.
BUENOS AIRES, décembre 2005 (IPS) - Les nouveaux
gouvernements se sont imposés de maintenir l'équilibre
des comptes, daccomplir ponctuellement les engagements extérieurs
et dattirer des investissements en accordant de solides garanties.
Mais les électeurs espèrent aussi la mise en uvre
des promesses électorales sur le combat contre la pauvreté
et le chômage et en faveur dune répartition plus
équitable de la richesse dans cette région la plus inégalitaire
du monde. Pour le sociologue Atilio Borón, secrétaire
exécutif du Conseil latino-américain des sciences sociales,
le défi est réaliste. « Mais il suppose un changement
dans le paradigme de politique économique que, jusqu'à
présent, les pays nencouragent pas. L'expérience
la plus décevante de toutes est celle du Brésil »,
a-t-il déclaré.
Brésil
Le grand espoir brésilien est apparu en janvier 2003 avec l'arrivée
au gouvernement du premier président de gauche, Luiz Inácio
Lula da Silva, ex-dirigeant syndical et ouvrier dans la métallurgie.
Cependant, la gestion du Parti des travailleurs n'a pas obtenu les résultats
attendus en matière d'activité économique et de
création d'emplois. Lula peut mettre en avant quelques réalisations.
La Fondation Getulio Vargas de Río de Janeiro a signalé
au début de ce mois que la misère a diminué de
27,26 % à 25,08 % de la population en 2004. Cela signifie que
sont sortis de l'indigence plus de trois millions de personnes, soit
8 % des 40 millions qui étaient indigents en 2003. Le salaire
minimum a augmenté de 9 % cette année, et le programme
de "bourses pour les familles" (une aide pour les familles
pauvres) a touché 6,57 millions de foyers en 2004, et lobjectif
est d'en atteindre 8,7 millions en 2005 et 11,2 millions à la
fin de la période de Lula, en décembre 2006. Mais la politique
économique de Lula est basée jusqu'à présent
sur un ajustement excessif des dépenses pour assurer le paiement
des dettes et sur des taux d'intérêt élevés
pour combattre l'inflation, combinaison de mesures qui nest en
rien nouvelle et qui engendre des effets récessifs.
Argentine
En Argentine, où gouverne Néstor Kirchner depuis mai 2003,
on voit « une certaine volonté de changer les choses,
au moins dans quelques secteurs », a estimé Borón.
Après une crise dure en 2001, la population vivant dans la pauvreté
avait largement dépassé les 50 %, pour se réduire
durant les deux dernières années à 40 %. Mais pour
l'essentiel, le gouvernement « sest maintenu dans les
règles strictes du Consensus de Washington, sans changement dans
l'orientation de la politique économique », a-t-il
ajouté. Le dénommé Consensus de Washington a consisté
en un ensemble de politiques d'ajustement structurel formulées
dans des programmes de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine
de développement et du Fonds monétaire international,
entre autres institutions, à partir des années 80. Selon
Borón, un changement de fond en Argentine impliquerait que lon
aille vers une réforme fiscale qui rendrait le système
moins régressif. Il a cité comme exemple : « Vendre
une voiture modèle 1985 génère une obligation fiscale,
mais vendre une entreprise de 15 000 millions de dollars, non. »
Ce système, qui ne touche pas à la rente financière,
a été hérité de la gestion de Carlos Menem
(1989-1999). Dans cette période, on a mis pleinement en pratique
le modèle néolibéral dans une des versions les
plus orthodoxes de la région. « L'actuel gouvernement
maintient cette même structure d'imposition », a signalé
le sociologue.
Chili
Borón a considéré aussi comme « une frustration
» le résultat de la gestion du socialiste Ricardo Lagos
au Chili. Lagos sapprête à finir son mandat avec
un haut niveau de popularité. Toutefois, pendant son administration,
« il y a eu progrès économique » mais
non réduction de l'inégalité. La coalition de centre-gauche
qui gouverne le Chili depuis 1990 nest pas arrivé à
renverser l'inégalité sociale laissée par le régime
militaire. « Le Chili était un des pays les plus égalitaires
d'Amérique latine - avant la dictature dAugusto Pinochet
(1973-1990) - et il s'est transformé maintenant en lun
des plus inégaux de la région », a déclaré
Borón. Toutefois, le Chili a pu réduire la pauvreté
de moitié, en la faisant baisser de 38,5 % de la population en
1990 à 18,8 % en cette année 2005, tandis que l'indigence
a été diminuée de 12,9 à 4,7 % dans la même
période. Il est le premier pays latino-américain à
atteindre le premier des huit Objectifs de développement du millénaire.
La mieux placée pour succéder à Lagos est la socialiste
Michelle Bachelet, qui fera face en janvier, au second tour des élections,
à son rival de droite Sebastián Piñera. Le politologue
argentin Rosendo Fraga, directeur du Centre d'études pour la
nouvelle majorité, a indiqué que « le Chili a
fait baisser la pauvreté, mais il est certain qu'il n'a pas progressé
de manière significative en matière d'inégalité
». « Au Brésil, les indicateurs sociaux de 2004
montrent un certain progrès » ; en Argentine et au
Venezuela, en dépit de la croissance économique qui aura
eu lieu cette année, « la pauvreté est restée
stable », a observé Fraga. « Réduire
la pauvreté avec une croissance soutenue est possible. Mais diminuer
l'inégalité paraît plus difficile », a-t-il
indiqué. Une action conjointe des pays de la sous-région
pourrait être efficace pour avancer dans la lutte contre l'inégalité,
mais cette action devrait être conduite par le Brésil et
l'Argentine, qui sont les pays dont le poids économique est le
plus lourd, a dit Borón. « Nous ne pouvons pas demander
que ce soient la Bolivie ou l'Uruguay qui prennent la tête du
mouvement », a-t-il expliqué.
Uruguay et Bolivie
En mars est arrivé au pouvoir en Uruguay le premier gouvernement
de gauche de son histoire. Son président, Tabaré Vázquez,
a mis en marche un vaste programme social pour combattre la pauvreté
et l'indigence, dont a été chargé le nouveau ministère
du développement social.
Pendant ce temps, en Bolivie, le paysan Evo Morales a remporté
les élections de ce mois, dans un triomphe sans précédent
pour un dirigeant indigène. « Il semble que Morales
soit quelquun de très cohérent et quil parvienne
à réaliser des avancées sur le terrain social,
soutenu par un fort mouvement populaire », a estimé
Borón. Selon ce dernier, le gouvernement dHugo Chávez
au Venezuela « essaye un nouveau schéma économique,
social et politique » qui suppose que lon sorte «
du Consensus de Washington. Le chemin suivi est important, mais il
nest pas fait pour être imité. Les changements doivent
correspondre à des processus originaux propres à chaque
pays » a-t-il estimé.
Un nouveau modèle encore lointain
Pour José Luis Coraggio, économiste et expert dans les
politiques sociales, « il n'y a pas de raison » pour
qu'un gouvernement qui gère avec prudence les comptes publics
se voie empêché d'adopter des mesures qui permettent de
réduire la pauvreté et de procéder à une
plus juste répartition de la richesse. « Cest
un problème de volonté politique », a-t-il remarqué.
« Dans nos pays, il y a une capacité contributive, mais
il y a beaucoup d'évasion, et, pour changer cela, on manque beaucoup
de volonté », a indiqué Coraggio, membre du
Plan Fénix, fondé en 2001, qui regroupe des universitaires
de l'Université de Buenos Aires dans le but de faire des apports
pour la construction d'un nouveau modèle de développement.
« Il y a des indices d'un nouveau modèle, mais nous
en sommes encore loin », a dit l'expert en pensant au groupe
de pays de la sous-région qui font face au même défi.
Coraggio a estimé que l'Argentine et le Brésil «
avancent peu et avec des efforts » dans des politiques
sociales. Tandis que « le Chili se présente comme le
nouveau paradigme du développement, mais, là, ils se sont
habitués à vivre dans un modèle absolument inégal
». Expert en économie populaire et développement
local, Coraggio croit qu'on devrait rechercher un modèle d'économie
sociale, avec un meilleur accès au crédit, à la
terre et à la technologie, et avec un Etat qui jouerait le rôle
de « garant du développement ».
Pour Borón, l'argument de la résistance supposée
des Etats-Unis au développement de l'Amérique du Sud «
est puéril », mais il reconnaît que «
tout gouvernement engagé dans un programme de changement aura
à faire face à des résistances tenaces et à
des adversaires redoutables ». Le sociologue ne croit pas
non plus que les investissements étrangers seront à la
baisse si les gouvernements progressistes avancent dans le domaine social.
Au contraire, « les investissements vont venir quand le marché
intérieur se développera aux dimensions de toute la population
» par un pouvoir dachat plus élevé, a-t-il
indiqué. La plupart des pays dAmérique du Sud ne
suivent déjà plus lorientation économique
des années 90, mais « ils avancent très lentement
vers un nouveau paradigme ». Selon Borón : «
Il faut une volonté politique très claire pour aller plus
à fond, et pour le moment (celle-ci) napparaît pas.
»
Traduction
Dial.
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