Le
24 mars 1976 une dictature militaire sinstallait au pouvoir
en Argentine. Elle durera jusquen 1983. On estime à 30
000 le nombre de disparus. Grâce à lOpération
Condor, elle étendra son champ daction à dautres
pays dAmérique latine, tout aussi peu soucieux du respect
des droits de lhomme. Triste anniversaire, mais aussi porte
aujourdhui ouverte sur lespérance grâce au
combat mené depuis trente ans par tant de défenseurs
de la justice et de la vérité. Pour célébrer
cet anniversaire, Dial publie les quatre documents, avec la collaboration
de notre correspondant Martin Burgos, économiste et militant
des droits humains.
Entretien
avec Nora Cortiñas, présidente des Mères de la
Place de Mai
A 30 ans de la dictature
militaire en Argentine, qui a provoqué la disparition de 30 000
personnes, les organismes de droits humains continuent leur action en
quête de la vérité et de la justice. Leur existence
se justifie de façon paradoxale puisquils ont pour tâche
de faire appliquer la loi par celui qui devrait en être le garant
: lEtat. Les organismes de droits humains en Argentine sont profondément
conscients du rôle politique quils ont dans cette étape
de lhistoire. Leurs revendications ne se limitent dailleurs
pas à la politique des droits humains : il sont aussi le relais
dautres luttes.
Les Mères de la Place de Mai représentent de façon
exemplaire cet acteur social que sont les organismes de droits humains.
Marin Burgos, notre correspondant, sest entretenu pour le compte
de Dial avec la présidente, Nora Cortiñas, dont
nous publions ci-dessous les propos.
Nora, quelles ont été les causes du terrorisme
dEtat imposé par la dictature de 1976-1983?
Le terrorisme dEtat a eu lintention dimposer, à
feu et à sang, des politiques économiques néolibérales.
Ce travail sest fait en concertation avec lOperation Condor
qui sest déroulée sur un territoire recouvrant la
Bolivie, le Paraguay, lUruguay, le Brésil, lArgentine
et le Chili. Le travail effectué dans le cadre de lopération
Condor a consisté à persécuter des exilés
dans toute la région, à échanger des prisonniers
entre les dictatures de ces pays et, une fois rapatriés, à
les enfermer dans des camps de concentration, à torturer et à
assassiner dans le but dannihiler un mouvement social et politique
qui proposait un autre projet de société.
Comment naît le mouvement des Mères de la Place de Mai
?
Les Mères sont nées comme une forme de résistance
au terrorisme dEtat et à sa pratique répressive
- la disparition de personnes - qui consistait à priver la personne
de tous ses droits et de son identité. Une fois entrée
dans le camps de concentration, la personne devenait un numéro,
on lui faisait subir les pires tortures, on lassassinait et essayait
de faire disparaître son corps pour toujours. Ce système,
qui a commencé en Indochine et en Algérie, a été
importé en Amérique latine, et sest trouvé
renforcé par les méthodes enseignées aux militaires
du tiers-monde dans lEcole des Amériques par les militaires
nord-américains. Nous les Mères avons commencés
à rechercher nos fils, nos filles et nos neveux disparus, à
réclamer pour eux et, à force de nous rencontrer dans
les salles dattente des édifices publics (tribunaux, prisons,
hôpitaux, régiments), nous nous sommes organisées.
Le 30 avril 1977, nous nous réunissons pour la première
fois sur la Place de Mai. Nous formions un groupe de 14 Mères
qui est allé en grandissant. A la fin de lannée
1977, 3 Mères de la Place de Mai et 2 Soeurs françaises
disparaissent dans une opération menée dans le but de
casser le mouvement. Mais nous sommes devenues plus fortes encore depuis
ces évènements.
Vous aviez lespoir de retrouver vos fils avec le retour de
la démocratie en 1983 ?
Oui, nous avons cru les promesses quavait faites Alfonsin dans
sa campagne électorale, selon lesquelles son gouvernement allait
retrouver les disparus et ouvrir les prisons et les archives du régime
militaire. Mais rien de tout cela nest arrivé. Nous avons
dû nous contenter dune Commission de recherche sur les personnes
disparues (la CONADEP) - qui fut limitée -, et du jugement des
dictateurs dont les condamnations ne furent pas à la hauteur
des crimes commis. Le sentiment dimpunité sest confirmé
avec les lois damnistie votées par Alfonsin en 1986/87
et les décrets de Menem de 1990/91.
Vous avez changé vos objectifs et vos méthodes face
aux politiques de droits humains adoptées par les gouvernements
démocratiques ?
Nous avons continué la lutte pour nos fils disparus, mais nous
avons aussi élargi nos revendications car nous pensons que la
défense des droits humains doit être intégrale.
Aussi, nous appuyons et travaillons avec les mouvements sociaux en faveur
de l éducation publique, la santé publique, le travail,
lhabitat, la terre, et le respect pour légalité
entre races et sexes. Dans un premier temps, notre revendication se
limitait à savoir où étaient nos fils et neveux
disparus, mais peu à peu, nous avons compris que nous devions
aller plus loin car tout se tient.
Quelle opinion avez-vous de la politique des droits humains que mène
le président Kirchner depuis 2003 ?
La politique des droits humains de Kirchner nous a ouvert beaucoup de
voies, là où les autres gouvernements démocratiques
avaient mis des obstacles. Le positif est labolition des lois
damnistie - que nous appelons les « lois dimpunité
» -, le changement de la Cour suprême de Justice, et quelques
actions symboliques auxquelles nous tenons. Ce sont des pas importants
qui vont dans la direction de la recherche de la vérité
et de la justice pour laquelle nous luttons depuis 30 ans. Mais en ce
qui concerne les rêves et les luttes de nos filles et nos fils,
nous sommes loin dy parvenir, et nous vivons encore sous la domination
de léconomie néolibérale, la faim, la pauvreté,
le logement précaire, lexpropriation des terres des indigènes
en faveur des entreprises multinationales. Il faut revenir sur les privatisations,
il ne faut pas payer la dette extérieure car elle est due à
la spéculation de quelques grands groupes économiques
et nous lavons déjà payée plusieurs fois.
Le gouvernement doit être attentif à la militarisation
et aux traités de libre-échange qui mettent en danger
le continent, et surtout, il doit écouter le peuple qui continue
à vivre dans une situation limite.
Traduction
Dial.
En cas de reproduction, mentionner la source Dial