DIAL D 2861 - Mars 2006


ARGENTINE

 

 

30 ans après le coup d'Etat militaire de 1976


Adolfo Pérez Esquivel, Prix Nobel de la Paix :
« 30 ans pour la vérité et la justice »


Entretien avec Nora Cortiñas, présidente des Mères de la Place de Mai
(article en ligne)

Deux religieuses françaises victimes de la dictature :
Léonie Duquet et Alice Domon

1976 : un tournant dans l'histoire économique de l'Argentine



 

Le 24 mars 1976 une dictature militaire s’installait au pouvoir en Argentine. Elle durera jusqu’en 1983. On estime à 30 000 le nombre de disparus. Grâce à l’Opération Condor, elle étendra son champ d’action à d’autres pays d’Amérique latine, tout aussi peu soucieux du respect des droits de l’homme. Triste anniversaire, mais aussi porte aujourd’hui ouverte sur l’espérance grâce au combat mené depuis trente ans par tant de défenseurs de la justice et de la vérité. Pour célébrer cet anniversaire, Dial publie les quatre documents, avec la collaboration de notre correspondant Martin Burgos, économiste et militant des droits humains.


Entretien avec Nora Cortiñas, présidente des Mères de la Place de Mai

A 30 ans de la dictature militaire en Argentine, qui a provoqué la disparition de 30 000 personnes, les organismes de droits humains continuent leur action en quête de la vérité et de la justice. Leur existence se justifie de façon paradoxale puisqu’ils ont pour tâche de faire appliquer la loi par celui qui devrait en être le garant : l’Etat. Les organismes de droits humains en Argentine sont profondément conscients du rôle politique qu’ils ont dans cette étape de l’histoire. Leurs revendications ne se limitent d’ailleurs pas à la politique des droits humains : il sont aussi le relais d’autres luttes.
Les Mères de la Place de Mai représentent de façon exemplaire cet acteur social que sont les organismes de droits humains. Marin Burgos, notre correspondant, s’est entretenu pour le compte de Dial avec la présidente, Nora Cortiñas, dont nous publions ci-dessous les propos.


Nora, quelles ont été les causes du terrorisme d’Etat imposé par la dictature de 1976-1983?
Le terrorisme d’Etat a eu l’intention d’imposer, à feu et à sang, des politiques économiques néolibérales. Ce travail s’est fait en concertation avec l’Operation Condor qui s’est déroulée sur un territoire recouvrant la Bolivie, le Paraguay, l’Uruguay, le Brésil, l’Argentine et le Chili. Le travail effectué dans le cadre de l’opération Condor a consisté à persécuter des exilés dans toute la région, à échanger des prisonniers entre les dictatures de ces pays et, une fois rapatriés, à les enfermer dans des camps de concentration, à torturer et à assassiner dans le but d’annihiler un mouvement social et politique qui proposait un autre projet de société.

Comment naît le mouvement des Mères de la Place de Mai ?
Les Mères sont nées comme une forme de résistance au terrorisme d’Etat et à sa pratique répressive - la disparition de personnes - qui consistait à priver la personne de tous ses droits et de son identité. Une fois entrée dans le camps de concentration, la personne devenait un numéro, on lui faisait subir les pires tortures, on l’assassinait et essayait de faire disparaître son corps pour toujours. Ce système, qui a commencé en Indochine et en Algérie, a été importé en Amérique latine, et s’est trouvé renforcé par les méthodes enseignées aux militaires du tiers-monde dans l’Ecole des Amériques par les militaires nord-américains. Nous les Mères avons commencés à rechercher nos fils, nos filles et nos neveux disparus, à réclamer pour eux et, à force de nous rencontrer dans les salles d’attente des édifices publics (tribunaux, prisons, hôpitaux, régiments), nous nous sommes organisées. Le 30 avril 1977, nous nous réunissons pour la première fois sur la Place de Mai. Nous formions un groupe de 14 Mères qui est allé en grandissant. A la fin de l’année 1977, 3 Mères de la Place de Mai et 2 Soeurs françaises disparaissent dans une opération menée dans le but de casser le mouvement. Mais nous sommes devenues plus fortes encore depuis ces évènements.

Vous aviez l’espoir de retrouver vos fils avec le retour de la démocratie en 1983 ?
Oui, nous avons cru les promesses qu’avait faites Alfonsin dans sa campagne électorale, selon lesquelles son gouvernement allait retrouver les disparus et ouvrir les prisons et les archives du régime militaire. Mais rien de tout cela n’est arrivé. Nous avons dû nous contenter d’une Commission de recherche sur les personnes disparues (la CONADEP) - qui fut limitée -, et du jugement des dictateurs dont les condamnations ne furent pas à la hauteur des crimes commis. Le sentiment d’impunité s’est confirmé avec les lois d’amnistie votées par Alfonsin en 1986/87 et les décrets de Menem de 1990/91.

Vous avez changé vos objectifs et vos méthodes face aux politiques de droits humains adoptées par les gouvernements démocratiques ?
Nous avons continué la lutte pour nos fils disparus, mais nous avons aussi élargi nos revendications car nous pensons que la défense des droits humains doit être intégrale. Aussi, nous appuyons et travaillons avec les mouvements sociaux en faveur de l’ éducation publique, la santé publique, le travail, l’habitat, la terre, et le respect pour l’égalité entre races et sexes. Dans un premier temps, notre revendication se limitait à savoir où étaient nos fils et neveux disparus, mais peu à peu, nous avons compris que nous devions aller plus loin car tout se tient.

Quelle opinion avez-vous de la politique des droits humains que mène le président Kirchner depuis 2003 ?
La politique des droits humains de Kirchner nous a ouvert beaucoup de voies, là où les autres gouvernements démocratiques avaient mis des obstacles. Le positif est l’abolition des lois d’amnistie - que nous appelons les « lois d’impunité » -, le changement de la Cour suprême de Justice, et quelques actions symboliques auxquelles nous tenons. Ce sont des pas importants qui vont dans la direction de la recherche de la vérité et de la justice pour laquelle nous luttons depuis 30 ans. Mais en ce qui concerne les rêves et les luttes de nos filles et nos fils, nous sommes loin d’y parvenir, et nous vivons encore sous la domination de l’économie néolibérale, la faim, la pauvreté, le logement précaire, l’expropriation des terres des indigènes en faveur des entreprises multinationales. Il faut revenir sur les privatisations, il ne faut pas payer la dette extérieure car elle est due à la spéculation de quelques grands groupes économiques et nous l’avons déjà payée plusieurs fois. Le gouvernement doit être attentif à la militarisation et aux traités de libre-échange qui mettent en danger le continent, et surtout, il doit écouter le peuple qui continue à vivre dans une situation limite.


 

Traduction Dial.
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