Lorsquune
théologie, comme toute autre élaboration humaine, est
capable de faire sa propre autocritique, cest un signe incontestable
de vitalité, même lorsque les médias lui accorde
moins de place. Cest ce que nous propose Otto Maduro qui se
présente lui-même comme un théologien de la première
génération portant un regard critique sur les trois
générations de théologiens de la libération
qui sont apparues depuis la fin des années 60. Il exprime et
analyse de façon critique des faiblesses, désaccords
et incohérences quil discerne au cours de ces années
dans le discours des théologiens latino-américains de
la libération. Lintérêt majeur de cette
approche critique vient de ce quelle est faite de lintérieur,
alors que nous ne sommes habitués quà des critiques,
généralement répétitives, venant de lextérieur
même de ce courant théologique.
Otto Maduro est tout à la fois sociologue et philosophe de
la religion. Dorigine vénézuélienne, catholique,
après avoir été formé à Louvain
comme beaucoup de théologiens de la libération, il sest
installé avec sa famille aux Etats-Unis où il enseigne
principalement à la Drew University. Il a publié de
nombreux articles et plusieurs ouvrages parmi lesquels Judaism,
Chistianity and Liberation (Orbis 1991), The Future of Liberation
Theology (Orbis 1989).
Le texte ci-dessous est une conférence quil a donnée
au Forum mondial de théologie et de libération, le 24
janvier 2005 à Porto Alegre. Paru dans la revue Nueva Tierra
(Argentine), octobre 2005, ce texte est également accessible,
toujours en espagnol, sur le site du Forum mondial de théologie
et de libération : http://www.pucrs.br/pastoral/fmtl/espanol/index.htm
Questions
en suspens
A la fin des années soixante, au siècle dernier, laïques,
religieux et pasteurs - hommes et femmes - protestants et catholiques,
qui travaillaient dans des communautés opprimées, du nord
au sud et douest en est du continent américain, et partageaient
souvent loppression et la répression inhérentes
à la vie quotidienne des pauvres du monde entier - furent à
lorigine, entre autres choses, de la théologie latino-américaine
de la libération comme mouvement théologique explicite
et ainsi nommé, formulé alors dans les écrits de
Gustavo Gutiérrez, Ruben Alves et quelques autres personnes1.
Depuis lors, la théologie latino-américaine de la libération
sest distinguée de beaucoup dautres théologies
critiques de loppression, entre autres audaces, par celle-ci :
laudace de dénoncer et de relativiser la théologie
dominante dans nos Eglises en la déclarant théologie
particulière.
Malgré les efforts déployés lors des rencontres
de « Théologie dans les Amériques » et par
lAssociation cuménique de théologiens du tiers-monde,
les théologies de la libération ont tendance à
accepter et reproduire, au moins en partie, lorthodoxie dominante.
Les gens
opprimés dans la vie réelle
Toute réalité est, probablement, très
différente et beaucoup plus complexe que ce que nous voudrions
quelle soit.
Pourquoi, alors, nous étonner que nous peinions tant à
voir, reconnaître, exprimer et analyser, de façon critique,
les incohérences, faiblesses, diversité, désaccords
et conflits existant en nous et parmi les gens opprimés avec
lesquels, dune certaine manière, nous travaillons et nous
nous identifions ?
Il est plus commode de concentrer notre attention sur les défauts
des puissants que de nous compliquer la vie en observant les complexités,
petites et grandes, chez nous et chez les gens les plus vulnérables
avec lesquels nous travaillons. Les opprimés, les pauvres, comme
des êtres humains quils sont, sont beaucoup plus divers,
créatifs et imprévisibles que le supposent nos institutions,
théories, dirigeants ou projets de changement. Cela explique,
en partie, léchec de nombreuses tentatives de changement
car nous avons négligé cette diversité, créativité
et variabilité, au lieu de les assumer comme un défi porteur
despérance. Mais, dautre part, les opprimés
(pas moins que nous, leurs alliés) sont aussi, comme dauthentiques
êtres humains, beaucoup plus vulnérables à la domination
que ne le reconnaissent nos théologies (et autres théories)
de la libération. Ainsi, la violence domestique, lexploitation
et labus des faibles, le consumérisme, lindividualisme,
le matérialisme, le machisme, lhomophobie, le mépris
de lenvironnement, le racisme, la discrimination et lintolérance,
trouvent adeptes et défenseurs également chez les nécessiteux
et les progressistes, et pas seulement chez les riches et les conservateurs.
Méconnaître de telles incongruités et faiblesses,
je le répète, est aussi pernicieux que de mépriser
la créativité, diversité et versatilité
des gens opprimés, tels quils sont dans leur vie quotidienne.
La persistante
oppression exercée par les Eglises
En Amérique latine et dans les Caraïbes, linfluence
et limportance de la théologie latino-américaine
de la libération et des communautés ecclésiales
de base a diminué. En même temps ont rapidement augmenté
la portée et limpact du pentecôtisme et des religions
afro-américaines, surtout sur la population la plus vulnérable
et la plus démunie.
On en arrive au paradoxe que cest précisément au
moment où semblent plus nécessaires que jamais les théologies
latino-américaines de la libération et les communautés
ecclésiales de base, les gauches, les organisations populaires
progressistes et les syndicats de travailleurs (car lappauvrissement
et linsécurité ont augmenté de ce côté-ci
du monde), que toutes ces alternatives paraissent décliner plus
rapidement.
Quoffrent les Eglises évangéliques et les religions
afro-américaines aux secteurs populaires et juvéniles
des Caraïbes et de lAmérique latine, que lon
ne trouve pas facilement dans les courants précédents
chez les premières ? Je crois que la brutale persécution
anticommuniste des années 60 à 80 - qui assassina plus
dun demi million de personnes en Amérique latine, terrorisa
et tortura plus de millions encore - fournit une partie de la réponse.
Des milliers dacteurs religieux, inspirés par la théologie
latino-américaine de la libération, succombèrent.
Toutefois, je suggèrerais que la prodigieuse croissance pentecôtiste
et afro-religieuse est due, en partie, au fait que ces courants offrent
dignité, égalité, protection et qualité
de protagoniste, rarement accessibles dans les Eglises établies,
surtout à ceux qui sont le plus marginalisés, aussi bien
dans la société que dans les Eglises : femmes, Noirs,
indigènes, pauvres, analphabètes, chômeurs, divorcé(e)s,
adolescents, mères célibataires, drogués, etc...
Il est important de souligner que les protestantismes, le pentecôtisme
et les théologies latino-américaines de la libération
et des communautés ecclésiales de base ont souvent développé
une résistance - semblable à celle des catholiques conservateurs
- à la reconnaissance et à la réflexion critique
concernant le caractère historique, fragmentaire, hétérogène
et contradictoire des textes bibliques. A la place, un timide paternalisme,
interprété comme un comportement respectueux à
légard du peuple croyant, rend difficile, pour le laïcat
pauvre, la simple possibilité de sapprocher, de façon
plus ouverte, critique, humble et aussi créative, de cet héritage
- crucial mais également ambigu, légué par linvasion
européenne - quest le canon biblique [cette expression
désigne la sélection des livres considérés
comme inspirés, et composant la Bible].
Notre subjectivité
corporéité et sexualité
Cette dimension a été très négligée
et éludée par la majorité des théologies
de la libération (à lintérieur et en dehors
de lAmérique latine). Peut-être parce que ceux qui
ont le plus profité de temps, de préparation, de reconnaissance
sociale, de financement, dun auditoire tout désigné,
dun appui institutionnel, de réseaux et canaux de publication
et de distribution pour produire des théologies de la libération,
ont été principalement des hommes ministres dEglises
chrétiennes et, en Amérique latine, des prêtres
catholiques, cest-à-dire des hommes assujettis au célibat
sacerdotal, avec toutes les pressions et les limitations inhérentes
à cette condition religieuse particulière2.
Notre subjectivité, notre personnalité, ainsi que nos
possibilités et tendances concernant notre propre vie personnelle,
les autres, lavenir et la transcendance elle-même, se trouveront
affectées pour la vie entière, positivement ou négativement,
selon que les cadres - comme la famille, lécole, lEglise,
le voisinage, lentreprise et les moyens de communication - répondront
à nos attentes et incertitudes affectives, à notre érotisme,
à notre besoin de caresses amoureuses, de paroles réconfortantes,
de relations sensuellement agréables avec notre environnement,
avec nos proches et avec notre corps lui-même3.
Dans ce domaine, nous, les théologiens latino-américains
de la libération ne nous différencions guère des
voix officielles des Eglises catholiques, protestantes ou pentecôtistes
; de la droite la plus conservatrice, des fondamentalismes juifs ou
islamiques, ou, ironiquement, des orthodoxies marxistes au pouvoir ou
dans lopposition, nous nous obstinons à fuir, éluder,
éviter et esquiver cet aspect péremptoire de la vie humaine.
Malheureusement, pour les gens opprimés et leurs défenseurs,
cet oubli a, au moins, deux types de conséquences négatives.
Dun côté, nous nous interdisons à nous-mêmes
le discernement critique et la lutte salutaire contre nos propres motivations
subjectives pour faire de la théologie au service des déshérités,
courant ainsi lénorme risque de nous servir des opprimés
(au lieu de les servir) et de faire de la théologie à
limage et en fonction de nos propres besoins, frustrations et
craintes subjectives. Dun autre côté, quand nous
gardons le silence sur notre complexe subjectivité, corporéité
et sexualité, peut-être la pire conséquence de ce
que nous faisons et de nos omissions théologiques est-elle de
contribuer à renforcer et répandre les structures subjectives
qui alimentent lautoritarisme, la torture, la répression,
la violence domestique et labus des plus vulnérables.
La moitié
de l'humanité : les femmes
Nous lavons entendu ou lu bien
des fois : la majorité des pauvres sont des femmes et la majorité
des femmes sont pauvres et les gens les plus pauvres parmi les pauvres
sont des femmes. On a dit, un peu moins : la majeure partie des victimes
de la violence - aussi bien dans leur famille que dans les guerres -
sont des femmes et des enfants. Et dans le même temps, loppression
et les contributions spécifiques des femmes ont été
aussi marginalisées, oubliées ou passées sous silence
par la majeure partie des théologies de la libération
en dehors des théologies féministes ; ces dernières,
comme dautres mouvements pour la défense des droits des
femmes, sont considérées par beaucoup de leaders progressistes,
religieux ou athées, comme des futilités de femmes appartenant
à un milieu aisé qui nont rien de plus important
à faire.
Une fois encore : nest-ce pas le bon moment pour commencer - à
voix haute, claire, énergique et soutenue - une autocritique
du caractère particulièrement masculin des théologies
de la libération sur la planète entière ? Ou, pour
être plus clair et plus dur, nest-ce pas le moment dexaminer
comment la misogynie patriarcale a constamment contaminé, non
seulement les théologies dominantes, mais encore une bonne part
de ce que nous faisons sous couvert de théologies de la libération
? Il ne sagit pas de se demander si elles ont peut-être
été contaminées, mais comment cela sest passé,
pour voir si de la sorte nous pouvons entreprendre le plus dur travail
: la transformation de toutes les théologies de la libération,
pour que toutes progressivement deviennent aussi dauthentiques
théologies féministes.
Lesbiennes,
gays et autres persnnes "différentes"
Nous trouvons souvent chez des syndicalistes et des révolutionnaires,
à côté dune critique radicale des puissants
sur des questions économiques et politiques, un machisme, un
autoritarisme et/ou un racisme aussi fort que dans les élites
les plus réactionnaires.
Pour prouver que les préjugés contre les opprimés
sont faux et pour arborer autant, voire plus, dautorité
morale que les classes dominantes, on adopte alors, en les exacerbant,
les critères dominants de moralité et de décence,
réduisant par exemple la moralité à lobservance
stricte de certains modèles traditionnellement dominants en matière
de relations sexuelles, didentité sexuelle et didentité
de genre.
Cette tendance est observée dans de nombreux mouvements de travailleurs,
socialistes, nationalistes, syndicaux et/ou révolutionnaires
tout au long de lhistoire humaine. La même tendance se renforce
parfois dans des mouvements libérateurs nés au sein de
traditions religieuses qui, pendant des siècles, ont réduit
les obligations sacrées à des codes de pureté corporelle,
sexuelle et/ou ethnique, oubliant un fait crucial : réduire la
moralité à la dimension sexuelle cest précisément
dépouiller le reste de la vie humaine dune dimension éthique
; cest laisser lindustrie, le commerce, la banque, la politique,
léducation, la science, les lois et la répression
gouvernementale hors du débat éthique, comme des terrains
moralement neutres aux mains « dexperts » qui détiennent
déjà le contrôle de ces terrains. Et en même
temps, cest laisser la sexualité dans une camisole de force
patriarcale, autoritaire et misogyne.
De nos jours, le nouveau bouc émissaire de la morale dominante
sont les gays et les lesbiennes. Et les théologies de la libération,
que disent-elles sur ce sujet ? A lexception des théologies
féministes, très peu nombreuses sont celles qui osent
aborder en face le sujet, prendre la défense des lesbiennes et
des gays et critiquer systématiquement lhomophobie de nos
élites et de nos Eglises. Elles sont moins encore celles qui
senhardissent à mentionner comme positif le nombre croissant
duvres et dauteur(e)s en théologie de la libération
lesbienne, gay, bisexuelle et transsexuelle (LGBT)
Les non-Européens
et les non-chrétiens parmi nous
A force de vivre, réfléchir et exprimer notre foi dans
des milieux majoritairement chrétiens, nous qui sommes plongés
dans les théologies latino-américaines de la libération,
nous avons tendance à oublier quil y a dautres manières
de croire, vivre, penser, sentir, célébrer, prier et aimer
que les manières strictement et explicitement chrétiennes.
Dans ce christianisme dominant, les traditions religieuses africaines
et indo-américaines sont considérées comme inférieures
et incompatibles avec le message de Jésus. Nimporte quelle
synthèse créative entre ces traditions et la tradition
chrétienne est perçue comme une dégradation. Et
ceux qui se cramponnent à leurs propres traditions indigènes,
sans vouloir le moindre mélange avec le christianisme, sont,
dans le meilleur des cas, vus et traités avec paternalisme comme
imparfaits, égarés et attardés.
La théologie latino-américaine de la libération
a un peu avancé dans la critique de cet impérialisme raciste
du christianisme dominant, il est vrai. Cependant, il reste beaucoup
plus à faire que ce que nous avons obtenu. Je crois que ce terrain
de la pluralité religieuse latino-américaine contient
des défis fertiles pour les TDLLLs qui se risqueraient à
repenser à fond les notions dominantes de révélation,
mission, évangélisation, Eglise et salut, osant critiquer
à fond la mentalité autoritaire et exclusiviste du christianisme
colonial.
Lenvironnement
La nature (dans une certaine mesure) fait partie de lhumanité
et vice versa, et bien que la nature ait existé et puisse à
nouveau exister sans lhumanité, celle-ci serait dans limpossibilité
de vivre sans la nature, en dehors delle, ou coupée delle.
Cependant, capitalisme et christianisme semblent fréquemment
se retrouver dans une conspiration contre nature. Pour le christianisme
dominant, la nature est souvent tentation et danger, le « monde
», la « chair » où règne le démon
: réalité externe qui doit être dominée et
située dans la perspective dun salut spirituel pour lautre
monde. Pour le capitalisme, lenvironnement est instrument de production,
matière première pour le salut matériel dans ce
monde-ci : cest-à-dire un outil pour lenrichissement
de celui qui a le plus de pouvoir pour atteindre la richesse. Pendant
ce temps, ceux qui polluent le plus les eaux, les terres, lair
et les aliments sont, précisément, ceux qui sapproprient
et consomment les produits de léconomie mondialisée
: les Etats-Unis. Et ceux qui subissent le plus les effets de la pollution
- y compris aux Etats-Unis mêmes - sont ceux qui vivent dans les
communautés les plus pauvres de la terre, spécialement
les plus vulnérables dentre les pauvres : les enfants.
Autrement dit, ceux qui ont le moins accès à un bon suivi
médical, à une bonne alimentation, à des logements
sains, à des emplois sûrs, à des ressources suffisantes
pour déménager quand leur santé lexige, à
une bonne éducation, à une assistance légale et
à dautres privilèges ; ceux qui profitent le moins
des produits de léconomie mondialisée sont précisément
ceux qui souffrent le plus des effets de la pollution environnementale.
Y a-t-il par hasard une question éthique plus importante et urgente
pour une théologie de la libération en nimporte
quel lieu du monde que celle de cette privatisation, exploitation et
destruction de lenvironnement par les empires capitalistes ? Y
a-t-il une question plus sociale aujourdhui que la question de
la nature ? Jen doute.
Les victimes des
socialismes réels
En Amérique latine nous avons été enclins à
voir dans les mouvements, idéologies et gouvernements socialistes
lespérance de quelque chose de bon, prometteur et positif,
méprisant ou minimisant le côté dangereux, négatif
ou destructeur quil peut y avoir dans bien des mouvements, idéologies
et gouvernements socialistes.
Cela peut se comprendre, pour beaucoup de raisons -surtout quand il
semble quil ny a plus dissue ni despérance
pour les majorités pauvres de nos pays. Cependant, ce qui malheureusement
est sûr cest que ce manque dattention critique aux
failles, erreurs, tentations et risques des gouvernants, des théories
et partis socialistes, contribue seulement à les rendre plus
graves et irréversibles. Aucun mouvement religieux nest
vacciné contre la tendance à sacraliser le profane, à
transformer en absolu le relatif, ou universaliser le particulier. Nous
avons vu cela dénoncé et analysé de manière
critique dans les théologies dominantes traditionnelles. Mais,
jusquà un certain point, beaucoup dentre nous, qui
sommes plongés dans la théologie latino-américaine
de la libération, nous avons fait bien des fois quelque chose
de semblable avec des groupes, dirigeants et doctrines socialistes :
par exemple avec la révolution cubaine, le sandinisme (au Nicaragua),
le Front Farabundo Marti de libération nationale (en El Salvador),
Aristide (en Haïti) et parfois même avec la vieille URSS,
la Chine ou la Corée du Nord.
Certes, avec si peu despérance de voir nos rêves
de justice et de paix réalisés à brève échéance,
de manière significative et durable, il est facile, trop humain,
de considérer comme amis sans défauts « les ennemis
de nos ennemis », de voir comme réalités leurs déclarations
et promesses mirobolantes, de voir seulement le côté positif
chez ceux qui ont le cran de saffronter aux pouvoirs établis,
en oubliant quil nexiste ni individu ni communauté
humaine totalement blindée contre le désespoir, légoïsme
et la force corruptrice du pouvoir.
De même il nexiste aucune doctrine qui avec suffisamment
de temps, dingéniosité et de pouvoir - ne puisse
être mise au service de buts à lexact opposé
de ceux pour lesquels la doctrine fut créée à lorigine
; de même, la théologie latino-américaine de la
libération a perçu et critiqué, à travers
lhistoire de linterprétation du message de Jésus,
lhistoire des Eglises et celle des chrétiens impliqués
dans le pouvoir politique et militaire.
Les socialismes réels ont eu, ont et auront non seulement des
bienfaiteurs et des bénéficiaires, mais aussi des victimes
et des tortionnaires. Et dautant plus de tortionnaires et de victimes
que les gouvernants disposeront de plus de ressources et que leurs critiques
potentiels disposeront de moins de ressources ; dautant plus de
victimes et de tortionnaires que les gouvernants resteront plus dannées
au pouvoir ; dautant plus de victimes et de tortionnaires que
seront moindres les possibilités légales, pacifiques et
ouvertes de dénoncer, traduire en justice, punir et remplacer
ceux qui occupent les positions dirigeantes.
Une authentique théologie de la libération devrait
rappeler, défendre et exercer son rôle, face aux régimes
socialistes, qui nest pas celui de porte-parole du régime,
mais celui de soutien conditionnel et critique, désintéressé
et altruiste, afin que nous ayons toujours le souci des plus nécessiteux,
vulnérables et délaissés, devenant la voix des
sans-voix, recherchant et protégeant les victimes de linjustice,
des abus et de lexclusion. Bien entendu, cela implique dincessants
désavantages, risques et souffrances - et personne ne veut cela
quand il a obtenu un progrès significatif dans la lutte contre
linjustice. Il est plus facile de voir et soutenir ce qui paraît
bon, de justifier ce qui est malheureusement inévitable et négatif,
et dignorer, oublier tout le reste.
En quoi consisterait une option libératrice en faveur des pauvres
face à la réalité cubaine daujourdhui,
face à un Fidel qui est au pouvoir depuis plus dannées
quaucun autre gouvernant sur la planète et qui ne demande
ni ne tolère les critiques, pas même celles de ses amis
les meilleurs et les plus loyaux ? Serait-ce se taire et oublier ? Je
ne crois pas.
Bien sûr, il nest pas facile, tout à la fois, de
sopposer à lapartheid global auquel nous soumettent
les Etats-Unis, dont le blocus de Cuba fait partie, et de critiquer
lautoritarisme, lautocratie et les abus des leaders cubains.
Il nest pas facile de se joindre aux critiques de lempire
états-unien faites par ce même régime cubain, et
défendre ceux qui, depuis les prisons cubaines, dénoncent
les graves injustices perpétrées par le gouvernement cubain.
A côté de cela, il nest pas facile de saluer les
succès très positifs de la révolution cubaine en
éducation, santé, logement, transport et alimentation
(toutes choses que les leaders des exilés cubains à Miami
reconnaîtront rarement), au moment même où ces conquêtes
disparaissent à toute allure. Non, ce nest vraiment pas
facile de conjuguer tout cela, et cette attitude ne favorise pas la
multiplication des amitiés, privilèges ou appuis. Au contraire.
Mais peut-être sagit-il de quelque chose comme cela, quand
on sait que, dun bord comme de lautre, se multiplient les
victimes dabus, racisme, homophobie, exclusion, chômage,
faim, sectarisme, autoritarisme, inégalité et intolérance.
Tant pis si notre position critique nous apporte souffrance et affaiblissement
de nos espérances.
Humilité
et pluralité théologique
Jai essayé dans ces lignes de jeter un regard critique
sur la trajectoire de la théologie latino-américaine de
la libération, en évaluant quelques aspects où
notre expérience limitée et notre point de vue particulier
(à nous qui faisons partie de la première génération
de la théologie latino-américaine) nous ont amenés
à négliger, oublier et passer sous silence dautres
oppressions et dautres opprimés que ceux qui sont au
centre de notre propre réflexion théologique jusquà
maintenant.
Je veux clore ces réflexions en insistant sur une idée
qui, dune certaine manière, figure dans tout ce que jai
dit plus haut.
La réalité dont nous faisons partie est infiniment riche,
complexe et changeante. Notre capacité à la connaître,
la comprendre et la transformer est extrêmement limitée.
En revanche, ce que nous méconnaissons et ignorons est pratiquement
infini. Cependant, en même temps, notre besoin de clarté
et de certitude nous amène constamment à oublier ces limites,
à considérer comme absolue et universelle notre propre
perception de la réalité, à nous fermer à
dautres regards sur cette même réalité. Une
théologie humble et courageusement consciente des limites et
tentations de nos connaissances, a lobligation éthique
de se demander sans cesse quels aspects et nouveautés de la réalité
environnante nous échappent, à quelles expériences
et clameurs nous restons sourds, quels êtres nous laissons dans
loubli, qui sont les éventuelles victimes de notre manière
de voir et de transformer les choses. Pour cette raison, je souligne
la nécessité dune profonde humilité éthico-épistémologique
: reconnaître la finitude, la faillibilité, le caractère
provisoire de nos connaissances et, par conséquent, lobligation
où nous sommes de douter, réviser, questionner, repenser
et critiquer constamment ce que nous croyons savoir et ce que nous faisons
de ce savoir dans nos relations avec toutes les autres personnes. Exprimé
autrement, je me réfère à lexigence de rechercher
et écouter, attentivement et patiemment, ceux qui ont vécu
dautres expériences et ont dautres points de vue
et appréciations de la réalité, surtout si nous
les jugeons comme gens sans importance, absurdes ou pesants - car, peut-être,
cest seulement dans ce contraste que nous arriverons à
saisir les limitations, contradictions, failles, incohérences
et vides de notre perception de la réalité.
Peut-être cette humilité éthico- épistémologique
rendra possible de prendre à bras le corps la pluralité
des religions, Eglises et théologies, non comme un défaut
mais comme une bénédiction ; non comme un obstacle à
vaincre, mais comme un but à atteindre ; non comme la conséquence
dune humanité divisée par légoisme
et loppression mais comme le résultat de la riche variété,
de linépuisable créativité, de limagination
infinie, de la multiplicité des expériences humaines et
de leur multidimensionalité .
En tout cas, en bon Caraïbéen toujours plus content de lêtre,
je préfère étreindre dans lincertitude le
chaos festif et la multiplicité centrifuge de divinités,
religions, Eglises et théologies plutôt que de me soumettre
à la grise certitude dune vérité établie,
à une interprétation unique dune bible unique,
à une croyance unique en un dieu unique, à
une religion unique, à une Eglise unique, à
une seule et unique théologie de la libération.
Notes
1 - Ceci vaut si nous situons le « décollage » du
mouvement lors de la publication et diffusion des textes les plus décisifs
de Gustavo Gutiérrez, Rubem Alves, et dautres personnes
moins connues, à la fin des années 60. Mais, dun
côté, il faut reconnaître les racines multiples,
complexes et profondes des théologies de la libération
et, de lautre, ne pas les réduire de manière simpliste
et élitiste à la théologie écrite, publiée
et reconnue dans des textes acceptés académiquement. Beaucoup
didées de la théologie de la libération peuvent
se retrouver, dune manière ou dune autre, dans des
traditions de personnes et de groupes très antérieurs
(et moins anciens aussi) au mouvement de la théologie latino-américaine
de la libération comme tel, non seulement en Amérique
latine mais aussi en dehors delle.
Ainsi, si nous situons la naissance de la théologie noire de
la libération comme mouvement théologique au moment où
James Cone publie A Black Theology of Liberation (Une théologie
noire de la libération) mais en soulignant que beaucoup des idées
qui prennent forme ici ont des antécédents au moins depuis
les luttes des esclaves jusquau mouvement des droits civils.2
- Dans ce sens, ce dont il est question ici, cest un cas particulier
dun fait plus général : si ce sont des hommes qui
dirigent, décident, écrivent et sapproprient les
principales institutions de la société (chose que nous
faisons et pouvons faire), cest parce quil y a ceux qui,
sans jouir des privilèges inhérents à ces positions
et activités, produisent et maintiennent des conditions de vie
nous permettant ces privilèges : les travailleurs manuels en
général et en particulier les femmes (mères, épouses,
filles et domestiques, entre autres) dont les perspectives sont ignorées
par la société.
3 - Malheureusement, un cadre où de tels besoins sont satisfaits
chez des individus et groupes plus puissants que dautres, existe
seulement grâce à labus et lexploitation de
la corporéité et sexualité des personnes les plus
vulnérables (en raison de leur âge, sexe ou classe). Taire
la sexualité, par conséquent, implique aussi de refuser
à de nombreuses personnes, surtout à des femmes, la possibilité
de dénoncer et combattre les conséquences destructrices
dune sexualité assujettie : le plaisir refusé ou
forcé, les tabous et prohibitions imposés, les viols et
autres formes de violence sexuelle, les maladies transmises par la force
ou la tromperie, les grossesses et accouchements non désirés,
la douleur physique infligée, etc. Pourquoi des voix différentes,
comme celles de Marcella Althaus-Reid ou Tom Hanks ou Ivone Gebara sont
si peu écoutées et citées dans les milieux de la
théologie latino-américaine de la libération ?
Traduction
Dial.
En cas de reproduction,
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