N'y-a-t'il pas d'autres réponses
efficaces au problème de la cocaïne que celle qui consiste
à s'en prendre à la coca ? Quelques vérités
fondamentales sont ici rappelées concernant le marché de
la cocaïne, les raisons de la consommation de cette drogue dans les
pays du Nord et la nécessaire distinction entre coca et cocaïne.
La question d'ensemble est située dans le cadre des relations Nord-Sud.
L'auteur, René Mendoza Vidaurre, propose la mise en place d¹une
autre politique que celle massivement suivie actuellement dans le monde.
Article paru dans Envío, avril 2001.
Un commerce aux bénéfices fabuleux
Une grande distorsion des prix apparaît dans le processus économique
qui se développe tout au long de la chaîne coca-cocaïne.
Voici des chiffres arrondis et approximatifs : il faut 275 kilos de feuilles
de coca pour fabriquer deux kilos et demi de pâte. Avec ces deux
kilos et demi de pâte on fait un kilo de cocaïne-base avec
lequel on obtient 600 grammes de cocaïne pure. Comment les prix augmentent-ils
dans cette chaîne ? Les 275 kilos de feuilles de coca sont payés
à peu près 250 dollars au paysan bolivien ou péruvien
qui les cultive. Les deux kilos et demi de pâte sont payés
5 000 dollars. Le kilo de cocaïne-base vaut 11 000 dollars et le
kilo de cocaïne pure 20 000 dollars. Tous ces prix sont ceux du Sud.
Et dans le Nord, les prix s'envolent. Ce même kilo de cocaïne
pure payé 20 000 dollars en Colombie ou en Bolivie en coûte
60 000 aux États-Unis. Ensuite, ce kilo se transforme en deux kilos
de cocaïne dont la pureté est réduite de moitié,
avec lesquels on obtient alors 120 000 dollars. Ensuite, la pureté
de ces deux kilos est abaissée à 12% pour obtenir huit kilos
qui, vendus au gramme dans les rues de n'importe quelle ville des États-Unis,
peuvent rapporter jusqu'à 500 000 dollars. Plus la cocaïne
est pure et moins elle est dangereuse, mais plus elle est pure, plus elle
est chère. Aux États-Unis et dans les sociétés
du Nord, il y a de plus en plus de chanteurs, d'artistes, de politiciens
et de chefs d'entreprise qui utilisent la cocaïne pour se sentir
sûrs d'eux et être capables de faire ou de dire n'importe
quoi face au public. Ces personnes payent n'importe quel prix pour avoir
de la cocaïne de grande pureté. Ce que consomment les pays
pauvres du Sud et les pauvres du Nord, ce n'est pas de la cocaïne
pure mais du crack ou bazuko, une pâte de cocaïne pas bien
raffinée et mélangée à divers produits chimiques
qui causent beaucoup de dommages à l'organisme.
Nord et Sud : deux poids et deux mesures
La cocaïne n'est pas la coca. Leurs identités sont différentes.
La coca est la culture centrale d'une civilisation millénaire qui
a des consommateurs depuis des temps immémoriaux. La cocaïne
a une histoire courte. C¹est à la fin du XIXème siècle
et au commencement du XXème qu'on a commencé à extraire
la cocaïne de la feuille de coca, résultat de progrès
chimiques et pharmaceutiques des pays développés du Nord.
Très vite l'inhalation de cocaïne est devenue une mode pour
les artistes et une partie de la haute société d'Europe
et des États-Unis. En 1931, la consommation et la vente de cocaïne
ont été déclarées illégales dans le
monde entier. La cocaïne est un produit transformé stimulant
et dangereux pour l'organisme, comme l'alcool. L¹alcoolisme est un
vice aux conséquences néfastes, plus répandu dans
le monde que la dépendance à l¹égard des drogues.
Mais faut-il, pour en terminer avec l'alcoolisme, déclarer la guerre
aux producteurs de canne à sucre - matière première
du rhum -, aux producteurs d'orge - matière première de
la bière ? Faut-il incarcérer celui qui boit une bière
ou un whisky ? Ces questions paraissent ridicules. S'en prendre aux producteurs
de coca pour éradiquer la cocaïne devrait apparaître
aussi ridicule. La coca est un produit du Sud, mais les produits nécessaires
pour fabriquer la cocaïne continuent à arriver dans le Sud
en provenance des pays du Nord. Les petits avions qui arrivent aux États-Unis
en transportant la cocaïne fabriquée en Bolivie repartent
en Bolivie en transportant de l'éther fabriqué aux États-Unis.
L'éther - un produit chimique indispensable pour fabriquer la cocaïne
- est produit seulement par un très petit nombre d¹usines
aux États-Unis. Les narcotrafiquants latino-américains envoient
de la cocaïne et les narcotrafiquants étasuniens envoient
de l'éther. Puisqu'il s'agit du même commerce, pourquoi punir
seulement les premiers ? Pourquoi deux poids et deux mesures : la tolérance
pour le Nord et la répression pour le Sud ?
Une consommation stabilisée dans des sociétés
en crise
Il est évident que la demande de cocaïne n'est pas déterminée
par l'offre. La cocaïne n'est pas un produit dont les publicités
à la télévision encouragent la consommation. À
cause de son prix, la cocaïne est un produit de luxe. Il y a une
offre parce qu'il y a une demande pour ce produit, simple expression d'une
loi économique. La plus grande partie de la demande de cocaïne
vient du Nord de la planète. Selon de nombreuses publications et
statistiques officielles, la demande de cocaïne n'a subi que de petites
variations pendant ces dernières années. Le plus gros marché
est toujours les États-Unis - notamment dans les régions
urbaines - où on observe une baisse de la consommation, bien qu'elle
ait lieu surtout parmi les consommateurs occasionnels (casual users).
Au Canada, après une baisse de la consommation dans la période
1993-97, elle a recommencé à monter en 1999. Les pays d¹Europe
dans leur ensemble ont vu la consommation augmenter pendant toute la décennie
des années 90, à l¹exception de 1998. Les prix du marché
- un marché caractérisé par la clandestinité
et la violence - tendent à se stabiliser, après une baisse
en Europe dans les années 90 et aux États-Unis dans les
années 80. Les prix varient : dans les pays européens, les
prix considérés comme moyens - selon la taille de la société
- baissent en Italie, se maintiennent en Espagne, en Allemagne et en Suisse,
et montent en France et en Grande-Bretagne. Toutes les données
indiquent que non seulement l'offre n'est pas contrôlée,
mais la demande non plus. Il n'y a pas de diminution significative de
la consommation - comme on essaye de le faire croire - et ce qui prédomine
est un ensemble de variables avec des tendances à la stabilisation.
Pourquoi tant de toxicomanes ?
On calcule qu'aux États-Unis il y a entre 20 et 30 millions de
cocaïnomanes. Pourquoi une demande si élevée pour cette
drogue ? Pourquoi la jeunesse, surtout celle du Nord, consomme de la cocaïne
et devient dépendante de cette substance ? Frustration face à
un système social ressenti comme excluant ? Le vide que produit
l¹individualisme et les relations d¹amitié remplacées
par la technobureaucratie et les règles froides d'un "vivre
ensemble" presque nul ? Le fait de se sentir sans contrôle
sur sa propre vie ? Après avoir fait des études participatives
avec des consommateurs de drogue, Tom de Corte, criminologue et anthropologue
belge, établit que le problème n'est pas tellement la drogue,
mais le manque d¹autocontrôle, un facteur qui s'aggrave chez
les jeunes les plus pauvres. Le problème n'est pas la cocaïne.
Le problème est dans les sociétés du Nord, dans leur
système et dans leur logique de vie. Le plus raisonnable ne serait-il
pas de chercher des réponses et d'organiser des programmes de développement
alternatif là-bas, dans les sociétés du Nord ?
Légaliser la cocaïne ?
Tant qu'il y aura une demande, il y aura une offre. Bien que les États-Unis
chargent de plomb le bâton et fassent grossir la carotte, la coca
renaît dans d'autres aires et dans d'autres régions. On n'arrive
pas à l'éradiquer. Parce qu'il y a une demande de coca dans
le Sud en tant que composant des médicaments - elle a toujours
existé - et fondamentalement parce qu'il y a une demande de cette
drogue de luxe dans le Nord. À l'avenir, on produira peut-être
la cocaïne sans avoir besoin des magnifiques feuilles de la coca.
À l'avenir, la cocaïne sera peut-être légalisée
dans le monde entier. Si cela arrive, avoir ruiné la vie de tant
de familles paysannes, en avoir assassiné autant, quel sens cela
aura-t-il ? L'histoire nous apprend que le café a été
un produit prohibé, un produit considéré "immoral"
à un moment du passé. Il en a été de même
pour l¹alcool. En 1919, on a promulgué aux États-Unis
la ³Loi sèche² qui interdisait la vente et la consommation
de boissons alcooliques. Cette loi n'a pas fait baisser la consommation
d'alcool, elle a seulement fait augmenter son prix jusqu'à des
hauteurs vertigineuses. Et elle a aussi fait apparaître des mafias
de trafiquants d'alcool extrêmement puissantes et violentes. C'était
l'époque d'Al Capone à Chicago. En 1933, la loi sur la prohibition
a été abolie et les choses sont revenues à leur place
: ceux qui buvaient ont continué à boire, le prix de l'alcool
a diminué et les mafias ont perdu de leur pouvoir. Les choses changent
au cours du temps. Elles changent aussi selon les endroits. Aux Pays-Bas,
au Danemark et en Belgique, la consommation de marijuana est légale,
et les statistiques ne sont pas plus alarmantes dans ces pays que dans
ceux où la marijuana est toujours un produit illégal, interdit
et poursuivi. Un regard dans le temps et dans l'espace montre que l'aspect
moral de n'importe quelle activité économique est souvent
relatif. En outre, l'illégalité rend plus risqué
n'importe quel commerce et ce sont ces risques qui causent les distorsions
des prix. De plus, il y a toujours des réseaux de corruption autour
de ce qui est illégal : "les entrepreneurs" de commerces
illégaux doivent acheter des consciences, des autorités,
des institutions... En outre, ce qui est illégal entraîne
toujours de la violence. Comme il n¹y a ni lois, ni tribunaux, ni
autorités auxquelles recourir lorsqu'il y a des problèmes,
tous les conflits sont résolus à coups de feu. Des gens
de plus en plus nombreux pensent et disent déjà dans le
monde entier que la solution serait de légaliser la production,
le commerce et la consommation de la cocaïne. C¹est-à-dire
libérer le marché. À une époque où
le libre marché est la norme globale, cela est complètement
logique. Le jour où la cocaïne sera légale, ce sera
la fin des bénéfices fabuleux et la violence qui accompagne
ce commerce diminuera. Évidemment, ceux qui sont les plus intéressés
à la non-légalisation de la cocaïne sont les narcotrafiquants
étasuniens, les Al Capone d¹aujourd¹hui, qui sont ceux
qui gagnent le plus de millions avec la cocaïne.
Jouer avec le feu : une guerre inventée et non nécessaire
Le concept moral-immoral est particulièrement faux du point de
vue de ceux qui, politiquement et économiquement, sont les puissants,
qui dans le cas présent intervertissent les valeurs : l'ennemi
est la cocaïne, mais ils attaquent la coca ; l¹indésirable
est le système qui ne satisfait pas la majorité de la jeunesse,
mais ils mettent en prison des jeunes parce qu'ils ont goûté
à la cocaïne ; on qualifie de péché le produit
cocaïne - qui sera certainement légalisé à l¹avenir
- et le produit coca - qui depuis des milliers d'années a toujours
été légal et élément sacré dans
la culture de millions d'êtres humains -, et on commet un péché
en versant le sang paysan dans une impunité absolue. Ne serait-il
pas mieux de produire de nouveaux types de société au lieu
d¹inventer de nouvelles guerres ? En inventant des guerres basées
sur l'inversion des valeurs, on ne perçoit pas les profondes blessures
qui sont causées, ni les répercussions qu'elles auront à
moyen et long terme. Selon une loi de la physique, toute action - la politique
du bâton - entraîne une réaction - le mouvement paysan
- et de cette manière, les conflits en Bolivie, au Pérou
et surtout en Colombie, loin de s¹apaiser, s'aggravent. L'État
peut humilier le monde paysan à court terme, mais il sème
la violence à long terme. Ce qui n'est pas un motif de préoccupation
pour le gouvernement des États-Unis, ni pour les gouvernements
du Sud qui se soumettent à sa politique, devrait l'être pour
ceux qui sont du côté des majorités et qui travaillent
pour éradiquer la pauvreté. L'État bolivien force
les paysans à vivre en se souvenant de l'humiliation que des soldats
appartenant à leur propre sang et même à leurs propres
communautés leur ont infligé. Ces blessures pourront-elles
être guéries à l'avenir en envoyant des fonds pour
le "développement alternatif", le "développement
durable", la "réduction de la pauvreté",
le "développement de la perspective du genre [place de la
femme]", et la "participation citoyenne" ? Pourra-t-on
guérir ces blessures en envoyant des prêtres, des pasteurs,
des techniciens d¹ONG et d'agences internationales qui à l'heure
actuelle gardent le silence face à cette guerre non nécessaire
et cruelle ? Comment espérer que les enfants des paysans qui vont
à l'école puissent écouter leurs enseignants parler
de respect pour le président de leur patrie, quand la nuit précédente
on a tué leur père, incarcéré leur frère
et violé leur tante précisément au nom du président
et de la patrie ? En Bolivie, la guerre contre les drogues révèle
le talon d¹Achille de la globalisation : le rejet des différentes
cultures avec leurs propres intérêts et visions. Les pays
du Nord imposent leurs valeurs et dilapident leurs ressources pour inventer
des guerres dans d'autres pays. Les résultats de ces guerres ont
prouvé que leurs valeurs et leurs diagnostics sont erronés.
La drogue de la guerre
Le gouvernement des États-Unis a des raisons cachées dans
cette guerre : défendre ses propres "tsars de la cocaïne"
et s'approprier les terres amazoniennes et leurs ressources, et en même
temps éviter d¹affronter les contradictions internes de son
propre système, qui rend si malheureux des millions de leurs jeunes.
Le gouvernement des États-Unis joue avec le feu. Le volcan des
humiliés peut se réveiller. La violence qu¹on est en
train de semer pour qu'on ne sème plus de coca aura une seule récolte
: plus de violence. Le gouvernement bolivien devrait dialoguer avec le
mouvement paysan des cultivateurs de coca, qui participent activement
aux institutions du pays avec leurs propres députés à
l'Assemblée législative et avec leurs conseillers dans les
administrations municipales. Ce serait l'occasion de construire un projet
national, sans avoir besoin de monter dans un char de guerre étranger.
Le dialogue, à l'inverse du monologue qui impose une vision unique
avec de plus en plus de bâton et avec une carotte qui ne nourrit
pas, construirait un horizon commun. Un tel processus amènerait
la Bolivie à éviter la drogue de la guerre.
Traduction DIAL. En cas de reproduction, mentionner
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