Cest lhistoire
du Paraguay, lhistoire que nous lui faisons à notre mesure,
un enchevêtrement de faits curieux dont nous comprenons difficilement
la logique et le sens.
Dans limaginaire et le ressenti dun grand nombre dentre
nous, les populations indigènes sont des peuples primitifs
divisés aujourdhui en groupes et tribus, séparés
de la communauté et formant un ensemble à part. Ces
tribus aujourdhui représentent (cest ce qui se
dit) une charge pour la nation et une gêne qui retarde encore
notre marche vers le progrès. Les personnes qui vivent près
delles, ceux qui ont envahi et sont allés occuper des
espaces qui leur appartenaient, ont eu habituellement pour tactique
de se débarrasser deux, en les éliminant ou les
poussant vers des lieux éloignés. Aussi, étrangers
sur leur propre terre, les indigènes vivent-ils cachés
dans des zones inhospitalières et peu accessibles, mais doù
ils doivent sortir pour chercher la survie que leur petit territoire
appauvri, devenu une prison, ne leur donne plus. Les lieux de travail
ont été pour eux des lieux de mort, de dégradation
et doubli de leur être propre. Les ports dexportation
de tanin du Haut Paraguay, où sont partis les Toba et les Maskoy,
les Sanapaná et les Angaité, ont été le
cimetière de leurs corps et la tombe de leurs cultures. Les
résultats sont sous nos yeux.
Déjà en 1972, quand je présentais le livre de
Miguel Chase-Sardi, La situación actual de los indigenas
en el Paraguay (La situation actuelle des indigènes au
Paraguay), je disais que « après 5 siècles
de colonisation, les indiens nont pas reçu un seul bénéfice
de la société qui les a envahis, et ne le recevront
plus. Quelques-uns dentre eux pourront avec beaucoup de chance
mourir dignement, en sachant encore qui ils sont ». Ces
30 dernières années, les histoires de domination, dusurpation
des terres, de mauvais traitements physiques et moraux, voire dextermination,
nont pas cessé. Avec la circonstance aggravante que la
plupart de ces injustices se sont passées « sous le
manteau », dans la clandestinité et avec la complicité
de la société nationale. Mais ce nest pas de cette
question que nous allons traiter. Nous autres « Blancs »
- rouges de colère et verts de rage - avons créé
le problème indigène ; eux, les Indiens, dans leur générosité,
nous donnent des solutions.
Nous savons
vivre
Je
me rappelle quen 1992, un indigène mexicain disait :
« Nous nallons pas passer notre temps à nous
plaindre et à pleurer nos morts ; dorénavant, nous allons
montrer que nous avons des raisons de vivre, que nous savons vivre
et nous vivrons.»
De fait, selon le dernier recensement de 2002, la population indigène
du Paraguay est en augmentation. Cest une bonne nouvelle, pleine
despérance.
De toutes façons, il y a des personnes même bien intentionnées
qui, en voyant létat de délabrement et de misère
où se trouvent les indigènes, se demandent comment et
en quoi nous pouvons les aider. Il faut retourner la question ; que
nous ont donné les indigènes et que peuvent-ils nous
donner ?
Comment vais-je me sortir de ce bourbier marécageux où
semble-t-il je me suis enfoncé, doit se demander le lecteur
qui ma suivi jusquici, et je devine sur son visage un
demi-sourire malicieux et sceptique.
La véritable
histoire
En
tout premier lieu, par leur simple présence, les indigènes
nous mettent sous les yeux notre propre histoire, au cas où
nous laurions oubliée, et qui nous sommes, nous les autres
personnes arrivées ici depuis plus ou moins longtemps.
Nouveaux venus sur une terre qui ne nous appartenait pas, nous y avons
été acceptés, et aussitôt nous nous en
sommes emparé. Loccupation du Paraguay, non seulement
au temps de la colonisation, mais au 20ème siècle et
plus spécifiquement après la guerre du Chaco [1932-1935
entre la Bolivie et le Paraguay] est une usurpation sans un seul
traité ou contrat de vente entre propriétaires. Le fait
que ce soit lEtat qui se soit attribué la propriété
des territoires indigènes pour les vendre à des tiers,
ne lui donne aucune légitimité juridique ni le droit
en vigueur non plus. La plupart des terres vendues et revendues devront
être réexaminées un jour dans un véritable
et authentique Etat de droit.
Les indigènes, par leur seule présence, nous obligent
à revoir toute la carte des propriétés, spécialement
celles du Chaco. Et cest là une des raisons de lopposition
systématique de leurs occupants actuels qui empêchent
la mise en place dun cadastre détaillé et transparent.
Le PRODECHACO, agence financée par lUnion européenne,
na pas pu avancer dans cette tâche-là, qui était
cependant la première condition de son travail et sa justification.Temps
et argent perdus.
Les indigènes, non seulement pour eux-mêmes, mais aussi
pour les paysans déshérités, sont un fait vivant
et visible qui exige la réorganisation du territoire et la
justice agraire. Les occupations, telles quelles ont eu lieu,
ne peuvent être acquises définitivement en faveur de
lusurpateur. Toute histoire qui ne reconnaîtra pas ce
fait est contraire à la vérité. Cest la
possibilité de comprendre dune autre façon notre
histoire que nous offrent les indigènes. Sans cela, nous ne
pourrons jamais nous comprendre nous-mêmes.
Un sens différent
de la vie
Quand
on a eu le privilège de participer à la vie quotidienne
dune communauté indigène, ce quon remarque
en tout premier lieu, cest une toute autre façon de vivre
qui sy développe, où dominent la joie, la liberté,
la modération, la tranquillité et la paix. Il y a des
moments démotion et de fête, mais pas de trouble
ni de désordre. Il ny a pas de pauvres. Contrairement
à ce quon raconte, il ny a même pas de «
chefs ». Sociétés sans Etat, ces communautés
sorganisent sur des liens de parenté et de vie communautaire.
On me demandera sans doute où jai trouvé cette
idée. Dans les communautés et villages du Paraguay,
du Brésil, de Bolivie et dArgentine, et aussi du Mexique
et du Guatemala, où jai pu séjourner. La société
occidentale, en aucun cas, ne peut apporter aux peuples indigènes
quoi que ce soit qui puisse être mieux que ce quils avaient
déjà. Ils nétaient pas parfaits, certes
; le mal et même le crime existaient chez eux, mais la correction
et la justice étaient plus rapides et plus efficaces que celles
que nous offre notre propre système judiciaire. Ils ont beaucoup
moins de corruption et ils nont pas de prisons. Personne, bien
sûr, nest obligé de croire ces affirmations. Lidée
du « bon sauvage » est une création idéologique
de Rousseau, penseur français du XVIIIème siècle,
mais que les données anthropologiques ne contredisent pas entièrement.
Lorganisation de la vie sociale indigène attire et fascine,
car elle a des fondements scientifiques. Et si elle nattire
pas davantage, cest parce quelle est méconnue et
se tient cachée.
Mais où pourrions-nous bien aboutir si nous suivions les indigènes
? A des formes de vie moins traumatisantes et moins injustes que celles
qui oppriment la plus grande partie de notre société,
avec ses besoins fondamentaux insatisfaits. Il na jamais été
possible de démontrer que la vie moderne, dans son ensemble,
ait dépassé la qualité de vie des sociétés
indigènes. Pour les indigènes eux mêmes, leur
âge dor est lépoque antérieure à
celle du contact avec nous autres, les « Blancs » ou les
« moustachus », comme disent les Mbyá.
Est-ce que nos pouvoirs judiciaires et législatifs, au siècle
dernier, ont réussi concrètement à faire améliorer
les conditions de vie de notre société, malgré
le prix fort - le prix du sang - que nous avons payé en échange
?
Y compris, pour ce temps de vide culturel et de globalisation uniforme,
qui nous est tombé dessus, les indigènes sont un exemple
de la faculté de vivre dans ladversité et de la
capacité de résister. Serons-nous toujours capables
de vivre dans la tiédeur résignée de voir séchapper
de nos mains le fleuve de notre futur ?
La poésie
et lart
Après
tout ce que je viens décrire et qui doit apparaître
à plus dun comme léloge de la folie, abordons
un domaine plus sensé et plus acceptable : celui de lart
et de la poésie. Cest en effet dans la poésie
et lart que nous avons le moins de difficulté à
reconnaître les apports indigènes.
Cest un chapitre des biens indigènes que nous navons
pas de mal à accepter avec plaisir. Le pourquoi de cette acceptation,
chacun pourra le trouver au plus profond de son être intérieur.
La littérature indigène - en particulier celle des Guaranis,
dont , dune certaine façon, nous nous sentons plus proches
-, est une source démotion et dhumanité
profonde quand nous pouvons la partager, ne serait-ce quà
travers les livres de León Cadogan, de Carlos Martínez
Gamba ou de Miguel Chase-Sardi, et les 12 volumes qui réunissent
la poésie, les récits et la pensée des Avá
Guaraní [en français voir comme exemple lédition
trilingue guarani, espagnol et français : Ruben Bareiro Saguier
et Carlos Villagra Marsal, Poésie guarani, Editions Patiño,
Paris, 2000].
Il y a des textes qui nous restent hermétiques parce que nous
nen comprenons pas la langue, mais qui suscitent notre admiration
lorsque nous voyons et touchons leur existence matérielle ;
ce sont les livres qui constituent la littérature de Nivaclé,
publiés par le père José Seelwische, ou les différents
volumes publiés par lindigène enlhet Ernesto Unruh
et son fils adoptif Hannes Kalisch. La littérature créole
du Paraguay a beaucoup à apprendre de ces travaux qui prouvent
que les indigènes sont en train de mettre à profit une
technique extérieure comme lécriture avec des
résultats tout aussi ou plus étonnants que la culture
paysanne.
Ticio Escobar nous a transmis cette beauté des autres, non
seulement dans lart et dans les considérations esthétiques,
mais aussi avec des textes de la mythologie et de la pensée
des Chamacoco [en français voir Ticio Escobar, Philippe
Soller et autres, Baroque du Paraguay, Hoëbeke, Paris, 1995].
Les modes de vie indigène apparaissent continuellement dans
les pages du Suplemento antropologico de lUniversité
catholique, pour qui voudra sy référer.
Les indigènes de Nouvelle Guinée, par le biais de Margaret
Mead, ont bouleversé le système éducatif des
Américains du Nord, qui est devenu plus humain en étant
plus respectueux des enfants et en permettant une plus grande participation
dans le processus. Si le système éducatif du Paraguay
avait tenu compte des enseignements indigènes dans sa Réforme,
il est probable quil serait arrivé beaucoup plus loin
[après la chute de la dictature 1954-1989 le
Paraguay sest doté en 1992 dune nouvelle Constitution,
où le guarani est reconnu langue officielle au même titre
que lespagnol, cas unique en Amérique latine. Une reforme
éducative sest mise en place afin que lenseignement
se fasse dans les deux langues].
Mais qui écoute ces voix, cette poésie, ces récits
qui présentent une autre compréhension du monde, et
une façon plus rationnelle de traiter la nature ? La science
est chez nous et nous la cherchons de lautre côté
de la mer.
En réalité ce sont les indigènes qui nous donnent
davantage si on considère ce que nous leur donnons en échange
: pas grand chose ou rien.